Elle vit en France, à Strasbourg, depuis 2011 et est fière d’être déjà venue quinze fois à Rennes ; la dernière fois c’était le 29 mars pour le Festival Rue des Livres où elle présentait son roman « La maison du Bosphore », sorte d’hommage à la ville d’Istanbul et à toutes ses composantes.
Pinar Selek y écrit dans la bouche d’une de ses héroïnes exilée hors de Turquie : « je voudrais rentrer, retrouver mes souvenirs, vivre des histoires que je comprends, marcher dans des rues où je ne me sens pas étrangère. »
Un aveu peut-être pour celle qui aux questions concernant son avenir répond comme un cri du cœur : « le plus vite possible, je veux rentrer chez moi ! »
Toujours condamnée en Turquie où elle risque la prison à vie si elle retourne, elle sera jugée à nouveau le 30 avril prochain à Ankara. Peut-être les choses pourront-elles alors changer pour cette militante féministe convaincue qui comme les personnages de son roman dit garder « un demi-espoir ».
Ne dites jamais à Pinar Selek qu’elle est Turque. Elle vous répondra dans un de ses sourires lumineux : « je suis de Turquie ». La nuance n’a rien d’anodin pour cette fille d’opposants victimes du coup d’état de 1980, elle-même condamnée à plusieurs reprises dans son pays et contrainte, après deux années de prison, à l’exil en Allemagne d’abord puis en France depuis deux ans et demi. Dans son pays il y a trop de fierté nationale, voire nationaliste, alors elle préfère s’identifier à tous ces peuples qui composent la Turquie : les kurdes, les grecs, les arméniens et autres gens du voyage.
Femme de lettres, elle aime citer Jean Ferrat. « Il chantait « ma France » comme lui j’ai aussi « ma Turquie » – dit-elle – il y a plusieurs Turquie, chacun a la sienne. Une partie de moi est grecque, une autre vient du Caucase… A Istanbul, il y a plusieurs minorités, plusieurs cultures ; c’est très complexe, alors nous préférons dire que nous sommes de Turquie ! »
Une petite fille dans une pharmacie
Si « La maison du Bosphore » est présenté comme un roman, difficile tout de même de ne pas voir entre les pages, entre les lignes, la petite fille que fut Pinar Selek au début des années 80 dans ces quartiers cosmopolites d’Istanbul.
« Ma mère était pharmacienne – dit-elle – j’ai grandi dans une pharmacie. » Il faut imaginer une boutique très loin des laboratoires aseptisés d’aujourd’hui. Tout est gratuit sauf les médicaments ; on y vient pour faire sa piqûre, prendre sa tension ou boire un thé ; on y vient surtout pour discuter et quand la pharmacienne le peut, elle conseille de remplacer les médicaments par quelque potion à base de pissenlits ou d’autres plantes. « Elle était un peu sorcière » sourit sa fille trente ans plus tard.
Pour tromper l’attente du père, détenu dans une prison d’état, Pinar écrit. Chaque jour, elle lui envoie une lettre, « un peu comme un journal », et son père répond en retour. Si les lettres de l’enfant se sont perdues, celle du père sont toujours là, serrées dans des cartons comme de précieux témoins de cette époque. Une illustration de cette conviction de Pinar : « toutes les trajectoires personnelles montrent aussi une histoire sociale. »
« En 1980, il y avait un million de prisonniers politiques. Si vous aviez à la maison un livre d’Aragon ou de Paul Eluard, je ne dis même pas Marx ou Lénine, vous pouviez être arrêté comme communiste. Mon père est allé en prison parce qu’il était intellectuel, il était avocat ; il était dans un parti de gauche, un parti légal qui avait des députés, mais il a passé cinq ans en prison et toute ma jeunesse, mon enfance, s’est passé devant les prisons. »
Pinar en a gardé une force, celle de résister. « Nous avons vécu cette résistance ensemble – dit-elle encore évoquant son père – il était en prison, nous étions dehors, mais nous résistions ensemble. Nous avions plein de poètes qui étaient interdits, mais nous les chantions, nous les récitions quand même et pour moi, le turc est devenu une langue de résistance. » La langue dans laquelle elle a écrit son premier roman, « parce que la littérature – dit-elle – c’est quelque chose du cœur alors vous avez besoin de votre langue maternelle, comme en amour ! »
Une femme fatiguée de lutter pour sa propre cause
Aujourd’hui, Pinar Selek continue ses propres combats. Au fil des lectures dans la presse ou sur Internet, on la présente avec de nombreux qualificatifs : féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, diplômée en sciences politiques depuis quelques mois… Quand on lui demande ce qui la définit le mieux, elle hésite. Puis dans un élan elle répond : « je suis une amoureuse de la liberté. »
Ensuite elle explique : « quand vous voulez vivre libre et essayer de changer les choses, vous avez besoin de comprendre donc vous avez besoin de la philosophie, de la sociologie, des sciences politiques, de la littérature aussi. Et pour vous exprimer, vous avez besoin de plusieurs outils également. La vie c’est vraiment très compliqué et pour expliquer toute cette complexité, on a besoin de faire des acrobaties. Définissez-moi comme danseuse, j’adore danser ! »
Son enthousiasme est contagieux, son énergie communicative. L’écouter parler donne envie de la suivre là où elle va ; sa façon de vous regarder et de vous tutoyer d’emblée peut faire penser que vous seul-e avez de l’importance à ses yeux. C’est sans doute ce qu’on appelle le charisme.
De sa voix quelque peu voilée – excès de cigarettes ou de cris de révolte ? – elle s’excuse : « mon français n’est pas génial » et évoque la prochaine étape de son long cheminement judiciaire. « La situation est fragile en Turquie maintenant – dit-elle – et on ne peut pas deviner ce qui va se passer parce que tout dépend des enjeux politiques de l’instant. On est en train de créer une délégation qui va partir d’Europe et si le soutien international est vraiment important, ça peut jouer. »
Un instant de fragilité dans le regard. « Je suis fatiguée de lutter pour ça. Je suis habituée à lutter pour plein de choses, pour les autres, mais pour moi c’est difficile… »
Puis elle se ressaisit : « J’ai la chance d’avoir un comité de soutien qui ne me laisse pas tomber et j’ai beaucoup d’ami-es qui font leur possible, alors je crois qu’on va gagner ! »
Comme les personnages de son roman qui citent le poète alévi Metin Altiok, il reste à Pinar un « demi-espoir ». « J’adore le demi-espoir – dit-elle – parce que quand vous êtes désespéré vous ne faites rien, vous attendez ; quand vous avez un grand espoir vous ne faites rien non plus, vous attendez encore ; mais quand vous avez un demi-espoir, il faut tirer dessus, il faut travailler, faire un effort. »
Une féministe qui n’a pas de pays
En attendant que sa situation s’améliore, Pinar n’a bien sûr pas baissé les bras. Femme active et dynamique, elle poursuit ses luttes ici et là-bas. En France, elle a rejoint des associations militantes féministes et lesbiennes mais aussi des groupes antimilitaristes et s’intéresse beaucoup à l’écologie. Le combat contre la montée du néofascisme en Europe la mobilise aussi ; « il y a un danger très important d’extrême-droite – explique-t-elle – alors on essaie de construire un collectif contre ça à Strasbourg parce que ces gens-là sont les ennemis de toutes les bonnes choses, de toutes les fleurs qui s’épanouissent. »
En Turquie, grâce aux techniques de communication modernes, elle peut rester impliquer dans les combats qui la passionne. « En Turquie, le militantisme et la réflexion sont très articulées – dit-elle – nous avons une revue féministe théorique et politique qui se vend à 3000 exemplaires et je la co-dirige ; je suis toujours dans les conférences, les débats, les réunions aussi grâce à Skype. »
Celle qui vient de terminer sa thèse de sciences politiques à Strasbourg reste surtout à l’écoute permanente de ce que vit son pays. « Il y a plus de trente mille prisonniers politiques actuellement – explique-t-elle – et tous les jours il y a des manifestations, tous les jours il y a des arrestations ; la résistance a encore accéléré la répression. »
Aujourd’hui Pinar Selek vit un exil forcé. Demain, si elle le peut, elle retournera en Turquie mais elle sait déjà que ce qu’elle a vécu en France, « une période très intense de [sa] vie », ne s’effacera pas et qu’elle reviendra souvent.
« C’est ça l’exil – dit-elle – d’abord vous ne sentez pas vos pieds sur la terre mais si vous vivez, si vous partagez, l’espace devient vous et vous devenez l’espace, alors vous pouvez construire partout où vous êtes. » Cette admiratrice de Virginia Woolf aime aussi citer l’écrivaine anglaise : « en tant que femme, le monde entier est mon pays » assure Pinar Selek se référant aussi à un dicton musulman : prie comme si tu devais mourir demain, travaille comme si tu ne devais jamais mourir.
« Je travaille ici et je lutte ici comme si je ne devais jamais rentrer chez moi – dit-elle – je suis dans mes deux pays et je deviens un pont entre différentes expériences. »
Geneviève ROY
Solidarité avec Pinar Selek
En France un collectif de solidarité regroupe de nombreuses associations et individu-es. En préface de son livre « Loin de chez moi… mais jusqu’où? » le collectif écrit : « Funambule, Pinar Selek trouve en elle et dans les luttes des femmes du monde entier la force de garder l’équilibre. Pour toutes celles qui l’ont croisée, c’est une belle aventure de construire avec elle des maisons aériennes, suspendues au-dessus des frontières. »
http://www.breizhfemmes.fr/index.php/8-a-la-une/97-pinar-selek