Inventer des miracles féministes : nouvelles possibilités[1]
PINAR SELEK
Devenir féministe, en plus d’une prise de conscience et d’un positionnement contre les rapports de domination de sexe, transforme plus ou moins notre vie, notre vision de lire le monde, notre façon de participer à la vie collective, en nous offrant des outils capables de déconstruire l’ordre social. Pourtant, les avancées importantes par rapport à l’égalité entre les sexes ne nous autorisent pas à parler d’une transformation radicale de l’ordre social. Au contraire, cet ordre est renforcé, actuellement, plus que jamais par la mondialisation de l’économie néo-libérale, ainsi que par le développement des moyens de contrôle et de destruction.
Face à ce climat de désespoir, est-ce que les théories et les luttes féministes proposent un espoir ? J’ai dit que le féminisme nous offre des outils capables de déconstruire l’ordre social. Comment utiliser ces outils ? Sont-ils toujours efficaces dans ce monde qui brûle par réchauffement climatique, par la centralisation des richesses et le déchainement de l’exploitation, de marchandisation de tout ce qui est vivant, par la généralisation du militarisme, par la capacité de destruction et de contrôle des nouvelles technologies, utilisées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes ? Est-ce que les outils que nous offre les féminismes suffisent pour ébranler ce système de domination sophistiqué ? Et pour déclencher de nouveaux processus ?
Je reviens à l’espoir. Est-ce que les théories et les luttes féministes nous offrent l’espoir de dépasser cette tragédie ? La néo-tragédie éditée par le néo libéralisme-néo conservatisme-néo fascisme qui s’appuient sur les systèmes de domination déjà existant ?
Je répète souvent la fameuse phrase de Gramsci : il faut allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Nous allons, les prochains jours, stimuler le pessimisme de notre intelligence en analysant rigoureusement la réalité qui s’impose.
Pessimisme de notre intelligence
Je ne vais pas vous faire un état de lieu des faits qui dessineraient le malheur de ce monde. Il y a de multiples analyses qui montrent le processus de la centralisation du pouvoir économique, politique, militaire, culturel et sa capacité d’homogénéiser la planète sous le règne de l’argent. Nous arrivons à analyser précisément, grâce à nos enquêtes et à nos expériences, comment et par quels mécanismes, les groupes sociaux qui sont en bas de la hiérarchie sociale deviennent de plus en plus vulnérables, de plus en plus hors-droit. Par exemple nous expliquons le processus multi-dimensionnel de la nouvelle réorganisation de la domination masculine, malgré tous les acquis des mouvements féministes. Et par ailleurs, nous nous rendons compte que nous sommes au-delà de « 1984 » de G. Orwell. On parle tranquillement de la surveillance généralisée, tout en sachant que le système de notation des citoyens par l’identification des visages via la vidéosurveillance ne se passe pas qu’à Chine et que plusieurs écoles en France, ont commencé à utiliser cette horreur comme un outil d’enseignement. Nous décrivons la bande des « Big Brothers » transnationaux qui sont responsables de la destruction de la nature et du social : des droits sociaux, des liens sociaux…
Voir la disparité inédite entre les dominants et les dominées, comprendre le niveau si élevé des rapports de force suffirait pour stimuler notre pessimisme. Les mécanismes de manipulation des masses ont enfermé la planète dans un film de la science-fiction, Et le pessimisme nous dit qu’en sortir n’est pas facile. Mais… peut-être nous ne sommes pas condamnées à perpétuée à ce film de l’horreur. Peut-être Margareth Thatcher n’avait pas raison quand elle parlait de la fin de l’histoire. Le monde d’aujourd’hui est terrible mais peut-être nous n’avons pas perdu la lutte pour toujours.
L’optimisme de notre volonté
Dans la riche littérature des mouvements sociaux les conceptions déterministes de l’action collective sont dépassées. Les multiples enquêtes dans les différents contextes, ont démontré maintes fois que les facteurs macrosociologiques sont insuffisants pour expliquer la contestation. Surtout, depuis plus de deux décennies, il y a une explosion des travaux qui montrent que, malgré toute la pauvreté ou l’inexistence des opportunités politiques, les mouvements sociaux / les luttes sociales contribuent à façonner les contextes dans lesquels ils interviennent.
Ces enquêtes nous emmènent à une perspective dynamique qui renforce la capacité de comprendre à la fois l’influence de l’environnement sur l’action collective et le caractère non structurel, relationnel, dynamique et par conséquent complexe de celle-ci. Cette faculté de comprendre la complexité de la réalité n’est-elle pas nécessaire pour développer des stratégies pour s’en sortir ? En faisant un clin d’œil à H. Arendt, je rappelle que la pensée politique est essentiellement fondée sur la faculté de juger qui favorise également notre capacité de faire des miracles.
« L’être humain possède manifestement le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons dans le langage courant agir qui signifie la capacité de déclencher de nouveaux processus », dit Arendt. Est-ce que les théories critiques féministes renforcent cette capacité ? Oui.
Les masculinistes, de différentes formes, se mobilisent, car une nouvelle effervescence féministe menace l’ordre social-économique et politique. 6O ans après des années 1970, nous assistons à la revitalisation théorique et politique du mouvement féministe, de multiplication des critiques radicales, des tentatives sans merci de déconstruction de l’ordre social.
Notre congrès se réalise dans une période de grande fragilité, mais également à la charnière de mobilisations féministes, différentes de celle des années 1970, mais qui découlent des multiples conséquences de cette époque et des ressources actuelles. Seront-elles suffisantes pour changer les choses ?
- Murissement des analyses critiques
Oui, parce que les graines semées par les réflexions et action féministes, depuis de longues années, ont germées. Fleuries.
Nous avons donc beaucoup plus de ressources par rapport aux années 1970. L’importante modification est que les espaces des luttes sociales dans lequel le MF se situe, se sont transformés. C’est fini l’époque des doctrines, des prophètes, des théories parfaites. Depuis longtemps nous avons compris que la frontière entre volonté d’intégrité théorique et dogmatisme inflexible est étroite. Nos sources d’influences théoriques se sont multipliées comme nos savoirs féministes. Le murissement des analyses critiques découle de nos expériences de luttes contre les multiples facettes du patriarcat et d’autres systèmes de domination, mais aussi de nos recherches qui, en outrepassant l’universalisme, adoptent une approche multisituée, pour contextualiser et historiser les structures de pouvoir, les expériences d’oppression et d’exploitation et les pratiques de résistance. Grâce à ces travaux, nous avons une masse conséquente d’’informations collectées, mais aussi une riche grille d’analyse qui, en percevant de plus en plus la complexité de la vie sociale, aide à comprendre les logiques communes, les liens idéologiques et conceptuels de différents systèmes de domination,
Notre intelligence collective qui se trouve actuellement renforcée, est une ressource clé contre les mensonges et les discours naturalistes Pourtant, comprendre et démontrer ne suffisent pas pour s’en sortir et même peut nourrir le sentiment d’impuissance. Cela dépend des raisons des choix des sujets de nos recherches et de nos réponses à des questions de pourquoi et pour qui. Ces réponses sont liées également au questionnement suivant : Qu’est-ce qu’on fait avec ces savoirs ?
Grâce au grand nombre de féministes qui ne construisent pas une identité à partir de l’activité de recherche et qui se demandent qu’est-ce que les sciences sociales peuvent apporter, plus spécifiquement, à nos savoirs sur le social, la littérature théorique féministe n’est pas sous le contrôle des élites, mais s’enrichit en conversant avec d’autres formes de savoir. Notre congrès est un exemple à l’ouverture et l’accueil des multiples formes de connaissances, d’expériences, de passages des unes aux autres. Nous allons converser pour renforcer notre intelligence collective, donc notre pessimisme collectif qui est en train de s’allier, plus que jamais, avec l’optimisme œuvré par les militantes qui sont en train de chercher les issus.
Oui, le monde est dans l’horreur. C’est difficile à dépasser cet ordre social qui réunit multiples acteurs, individuels et institutionnels. Mais le terme difficulté n’est pas synonyme d’impossibilité. Nous savons que la contestation peut ouvrir de nouvelles voies. La faculté de juger et la décision constante de prendre l’initiative peuvent troubler la normalisation.
Une nouvelle charnière
Je disais que les grains semés sont fleuris.
Les féministes qui en multipliant leurs formes de résistances emmènent le mouvement au sommet de son histoire en Iran, qui organisent la grève des femmes en Espagne, qui initient un nouvel cycle de contestation, en Tunisie, en Turquie et en Arménie, qui organisent des réseaux transnational de solidarité en Europe, qui créent une organisation sociale et économique en Inde, qui arrivent à stopper les conservateurs en Pologne, qui utilisent, comme c’est le cas dans la campagne de Mee Too, les outils de communication pour dévoiler les violences masculines, dans les pays occidentaux, qui manifestent, qui résistent, qui s’organisent, qui créent de nouvelles formes d’action et d’organisation en Amérique latine… qui créent des espaces autonomes, des convergences, des réseaux incontrôlables… La liste est longue mais ce qui est commun dans toutes ces actions, c’est la multiplicité des moyens d’expression, de réflexion, d’intervention féministes.
Les luttes féministes actuelles arrivent à explorer une large diversité de possibilités, avec des nouvelles convergences dans les mobilisations multiformes. L’interaction des différents féminismes, de différents espaces et expériences entrainent la multiplication des groupes, des stratégies, des alliances et des débats bien sûr. Nous avons plus d’outils, plus d’expériences, plus de pistes de réflexion et de lutte.
A la fois nous avons réussi à institutionnaliser nos gains, tout en bravant l’instrumentalisation du féminisme, à utiliser les ressources publiques à mobiliser les médias, mais ce qui est nouveau est en train de se former par le bas. Par les convergences des femmes, des sauvages, des sans catégories, des sans droits, des « autres » issus d’ailleurs, de la pauvreté, de la folie. Plus invisible peut-être, mais plus radical au sens de saisir les racines.
Dans une période où la mobilité est devenue le seul moyen de survie, mais qui enfonce les exilées dans l’engrenage de l’esclavage, des folles et les fous s’échappent de plus en plus des machines normalisatrices pour déclencher des nouveaux processus. Je parle d’un mouvement décentralisé qui réunit des groupes locaux ou transfrontaliers, d’un mouvement au cœur de circulations multiples et complexes, plus difficile à contrôler. Par ailleurs, dans les quartiers, dans les petites communes, différentes formes d’auto-organisation féministes, essaient de produire et d’échanger en créant des espaces autonomisés de l’économie capitaliste.
Les réseaux qui explorent les frontières prennent forme mais également prennent le temps. Dans quelques années, celles et ceux qui n’ont pas suivi ce processus auront peut-être le sentiment qu’il est tombé du ciel. Les autres vont dire que c’est la longue maturation et les nombreuses causes qui amènent à ce basculement. Nous sommes dans la phase de maturation.
Aujourd’hui, j’observe que les luttes féministes multiplient plus que jamais leurs sources d’influence. J’entends beaucoup la voix de Bell Hooks dans les réunions féministes : « si on le pratique comme il faut, le féminisme est en fait une baguette magique qui pourrait changer la vie de chacun.e. Oui, les mouvements féministes peuvent changer nos vies, mais cela ne peut arriver que si nous parvenons à reconstruire encore et encore notre théorie féministe en agissant avec les autres mouvements sociaux »
Dans quelques jours, j’irai à NDD pour participer à la semaine intergalactique, avec un millier de folles et fou de la planète : du Mexique à la Palestine. Nous allons développer collectivement des analyses découlant de ces diverses expériences, pour « faire converger la foule internationale des artisans de la résistance » comme on dit dans l’affiche. Voilà un des thèmes de discussion : « Comment s’interrompt le cours normal des choses ? »
Et il y a plusieurs d’autres exemples dans d’autres espaces comme ça. Depuis une dizaine d’années, ce monde assiste aux liens forts et transnationaux des pensées utopiques.
Tant mieux, car sinon, c’e n’est pas facile, en continuant à être conforme à l’ordre social et politique, de se débarrasser de tout le registre construit sous l’empreinte de cet ordre.
Après notre Congrès, notre capacité collective de créer des miracles sera plus forte. Mais les analyses ne nous suffiront pas. Nous ne pouvons plus nous permettre d’agir sans pensée utopique. C’est de là que naissent les innovations, la création.
Ici et maintenant. Car le monde est terrible. Et la liberté est belle.
[1] Pour l’ouverture du Congrès International des Recherches Féministes dans la Francophonie- 21.08.2018, Université Paris Nanterre.
https://cirff2018.parisnanterre.fr/le-congres/programme/programme-745650.kjsp?RH=1486044663710