Congrès des Recherches Féministes dans la Francophonie 2018

Inven­ter des miracles fémi­nistes : nou­velles pos­si­bi­li­tés[1]

PINAR SELEK

Deve­nir fémi­niste, en plus d’une prise de conscience et d’un posi­tion­ne­ment contre les rap­ports de domi­na­tion de sexe, trans­forme plus ou moins notre vie, notre vision de lire le monde, notre façon de par­ti­ci­per à la vie col­lec­tive, en nous offrant des outils capables de décons­truire l’ordre social. Pour­tant, les avan­cées impor­tantes par rap­port à l’égalité entre les sexes ne nous auto­risent pas à par­ler d’une trans­for­ma­tion radi­cale de l’ordre social.  Au contraire, cet ordre est ren­for­cé, actuel­le­ment, plus que jamais par la mon­dia­li­sa­tion de l’économie néo-libé­rale, ain­si que par le déve­lop­pe­ment des moyens de contrôle et de des­truc­tion.

Face à ce cli­mat de déses­poir, est-ce que les théo­ries et les luttes fémi­nistes pro­posent un espoir ? J’ai dit que le fémi­nisme nous offre des outils capables de décons­truire l’ordre social. Com­ment uti­li­ser ces outils ? Sont-ils tou­jours effi­caces dans ce monde qui brûle par réchauf­fe­ment cli­ma­tique, par la cen­tra­li­sa­tion des richesses et le déchai­ne­ment de l’exploitation, de mar­chan­di­sa­tion de tout ce qui est vivant, par la géné­ra­li­sa­tion du mili­ta­risme, par la capa­ci­té de des­truc­tion et de contrôle des nou­velles tech­no­lo­gies, uti­li­sées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes ? Est-ce que les outils que nous offre les fémi­nismes suf­fisent pour ébran­ler ce sys­tème de domi­na­tion sophis­ti­qué ? Et pour déclen­cher de nou­veaux pro­ces­sus ?

Je reviens à l’espoir. Est-ce que les théo­ries et les luttes fémi­nistes nous offrent l’espoir de dépas­ser cette tra­gé­die ? La néo-tra­gé­die édi­tée par le néo libé­ra­lisme-néo conser­va­tisme-néo fas­cisme qui s’appuient sur les sys­tèmes de domi­na­tion déjà exis­tant ?

Je répète sou­vent la fameuse phrase de Gram­sci : il faut allier le pes­si­misme de l’intelligence et l’optimisme de la volon­té. Nous allons, les pro­chains jours, sti­mu­ler le pes­si­misme de notre intel­li­gence en ana­ly­sant rigou­reu­se­ment la réa­li­té qui s’impose.

Pes­si­misme de notre intel­li­gence

Je ne vais pas vous faire un état de lieu des faits qui des­si­ne­raient le mal­heur de ce monde. Il y a de mul­tiples ana­lyses qui montrent le pro­ces­sus de la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir éco­no­mique, poli­tique, mili­taire, cultu­rel et sa capa­ci­té d’homogénéiser la pla­nète sous le règne de l’argent. Nous arri­vons à ana­ly­ser pré­ci­sé­ment, grâce à nos enquêtes et à nos expé­riences, com­ment et par quels méca­nismes, les groupes sociaux qui sont en bas de la hié­rar­chie sociale deviennent de plus en plus vul­né­rables, de plus en plus hors-droit. Par exemple nous expli­quons le pro­ces­sus mul­ti-dimen­sion­nel de la nou­velle réor­ga­ni­sa­tion de la domi­na­tion mas­cu­line, mal­gré tous les acquis des mou­ve­ments fémi­nistes. Et par ailleurs, nous nous ren­dons compte que nous sommes au-delà de « 1984 » de G. Orwell. On parle tran­quille­ment de la sur­veillance géné­ra­li­sée, tout en sachant que le sys­tème de nota­tion des citoyens par l’identification des visages via la vidéo­sur­veillance ne se passe pas qu’à Chine et que plu­sieurs écoles en France, ont com­men­cé à uti­li­ser cette hor­reur comme un outil d’enseignement. Nous décri­vons la bande des « Big Bro­thers » trans­na­tio­naux qui sont res­pon­sables de la des­truc­tion de la nature et du social : des droits sociaux, des liens sociaux…

Voir la dis­pa­ri­té inédite entre les domi­nants et les domi­nées, com­prendre le niveau si éle­vé des rap­ports de force suf­fi­rait pour sti­mu­ler notre pes­si­misme. Les méca­nismes de mani­pu­la­tion des masses ont enfer­mé la pla­nète dans un film de la science-fic­tion, Et le pes­si­misme nous dit qu’en sor­tir n’est pas facile. Mais… peut-être nous ne sommes pas condam­nées à per­pé­tuée à ce film de l’horreur. Peut-être Mar­ga­reth That­cher n’avait pas rai­son quand elle par­lait de la fin de l’histoire. Le monde d’aujourd’hui est ter­rible mais peut-être nous n’avons pas per­du la lutte pour tou­jours.

L’optimisme de notre volon­té

Dans la riche lit­té­ra­ture des mou­ve­ments sociaux les concep­tions déter­mi­nistes de l’action col­lec­tive sont dépas­sées. Les mul­tiples enquêtes dans les dif­fé­rents contextes, ont démon­tré maintes fois que les fac­teurs macro­so­cio­lo­giques sont insuf­fi­sants pour expli­quer la contes­ta­tion. Sur­tout, depuis plus de deux décen­nies, il y a une explo­sion des tra­vaux qui montrent que, mal­gré toute la pau­vre­té ou l’inexistence des oppor­tu­ni­tés poli­tiques, les mou­ve­ments sociaux / les luttes sociales contri­buent à façon­ner les contextes dans les­quels ils inter­viennent.

Ces enquêtes nous emmènent à une pers­pec­tive dyna­mique qui ren­force la capa­ci­té de com­prendre à la fois l’influence de l’environnement sur l’action col­lec­tive et le carac­tère non struc­tu­rel, rela­tion­nel, dyna­mique et par consé­quent com­plexe de celle-ci. Cette facul­té de com­prendre la com­plexi­té de la réa­li­té n’est-elle pas néces­saire pour déve­lop­per des stra­té­gies pour s’en sor­tir ? En fai­sant un clin d’œil à H. Arendt, je rap­pelle que la pen­sée poli­tique est essen­tiel­le­ment fon­dée sur la facul­té de juger qui favo­rise éga­le­ment notre capa­ci­té de faire des miracles.

« L’être humain pos­sède mani­fes­te­ment le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons dans le lan­gage cou­rant agir qui signi­fie la capa­ci­té de déclen­cher de nou­veaux pro­ces­sus », dit Arendt.  Est-ce que les théo­ries cri­tiques fémi­nistes ren­forcent cette capa­ci­té ? Oui.

Les mas­cu­li­nistes, de dif­fé­rentes formes, se mobi­lisent, car une nou­velle effer­ves­cence fémi­niste menace l’ordre social-éco­no­mique et poli­tique. 6O ans après des années 1970, nous assis­tons à la revi­ta­li­sa­tion théo­rique et poli­tique du mou­ve­ment fémi­niste, de mul­ti­pli­ca­tion des cri­tiques radi­cales, des ten­ta­tives sans mer­ci de décons­truc­tion de l’ordre social.

Notre congrès se réa­lise dans une période de grande fra­gi­li­té, mais éga­le­ment à la char­nière de mobi­li­sa­tions fémi­nistes, dif­fé­rentes de celle des années 1970, mais qui découlent des mul­tiples consé­quences de cette époque et des res­sources actuelles.  Seront-elles suf­fi­santes pour chan­ger les choses ?

  1. Muris­se­ment des ana­lyses cri­tiques

Oui, parce que les graines semées par les réflexions et action fémi­nistes, depuis de longues années, ont ger­mées. Fleu­ries.

Nous avons donc beau­coup plus de res­sources par rap­port aux années 1970. L’importante modi­fi­ca­tion est que les espaces des luttes sociales dans lequel le MF se situe, se sont trans­for­més. C’est fini l’époque des doc­trines, des pro­phètes, des théo­ries par­faites. Depuis long­temps nous avons com­pris que la fron­tière entre volon­té d’intégrité théo­rique et dog­ma­tisme inflexible est étroite. Nos sources d’influences théo­riques se sont mul­ti­pliées comme nos savoirs fémi­nistes. Le muris­se­ment des ana­lyses cri­tiques découle de nos expé­riences de luttes contre les mul­tiples facettes du patriar­cat et d’autres sys­tèmes de domi­na­tion, mais aus­si de nos recherches qui, en outre­pas­sant l’universalisme, adoptent une approche mul­ti­si­tuée, pour contex­tua­li­ser et his­to­ri­ser les struc­tures de pou­voir, les expé­riences d’oppression et d’exploitation et les pra­tiques de résis­tance. Grâce à ces tra­vaux, nous avons une masse consé­quente d’’informations col­lec­tées, mais aus­si une riche grille d’analyse qui, en per­ce­vant de plus en plus la com­plexi­té de la vie sociale, aide à com­prendre les logiques com­munes, les liens idéo­lo­giques et concep­tuels de dif­fé­rents sys­tèmes de domi­na­tion,

Notre intel­li­gence col­lec­tive qui se trouve actuel­le­ment ren­for­cée, est une res­source clé contre les men­songes et les dis­cours natu­ra­listes Pour­tant, com­prendre et démon­trer ne suf­fisent pas pour s’en sor­tir et même peut nour­rir le sen­ti­ment d’impuissance. Cela dépend des rai­sons des choix des sujets de nos recherches et de nos réponses à des ques­tions de pour­quoi et pour qui. Ces réponses sont liées éga­le­ment au ques­tion­ne­ment sui­vant : Qu’est-ce qu’on fait avec ces savoirs ?

Grâce au grand nombre de fémi­nistes qui ne construisent pas une iden­ti­té à par­tir de l’activité de recherche et qui se demandent qu’est-ce que les sciences sociales peuvent appor­ter, plus spé­ci­fi­que­ment, à nos savoirs sur le social, la lit­té­ra­ture théo­rique fémi­niste n’est pas sous le contrôle des élites, mais s’enrichit en conver­sant avec d’autres formes de savoir. Notre congrès est un exemple à l’ouverture et l’accueil des mul­tiples formes de connais­sances, d’expériences, de pas­sages des unes aux autres. Nous allons conver­ser pour ren­for­cer notre intel­li­gence col­lec­tive, donc notre pes­si­misme col­lec­tif qui est en train de s’allier, plus que jamais, avec l’optimisme œuvré par les mili­tantes qui sont en train de cher­cher les issus.

Oui, le monde est dans l’horreur. C’est dif­fi­cile à dépas­ser cet ordre social qui réunit mul­tiples acteurs, indi­vi­duels et ins­ti­tu­tion­nels. Mais le terme dif­fi­cul­té n’est pas syno­nyme d’impos­si­bi­li­té. Nous savons que la contes­ta­tion peut ouvrir de nou­velles voies. La facul­té de juger et la déci­sion constante de prendre l’initiative peuvent trou­bler la nor­ma­li­sa­tion.

Une nou­velle char­nière

Je disais que les grains semés sont fleu­ris.

Les fémi­nistes qui en mul­ti­pliant leurs formes de résis­tances emmènent le mou­ve­ment au som­met de son his­toire en Iran, qui orga­nisent la grève des femmes en Espagne, qui ini­tient un nou­vel cycle de contes­ta­tion, en Tuni­sie, en Tur­quie et en Armé­nie, qui orga­nisent des réseaux trans­na­tio­nal de soli­da­ri­té en Europe, qui créent une orga­ni­sa­tion sociale et éco­no­mique en Inde, qui arrivent à stop­per les conser­va­teurs en Pologne, qui uti­lisent, comme c’est le cas dans la cam­pagne de Mee Too, les outils de com­mu­ni­ca­tion pour dévoi­ler les vio­lences mas­cu­lines, dans les pays occi­den­taux, qui mani­festent, qui résistent, qui s’organisent, qui créent de nou­velles formes d’action et d’organisation en Amé­rique latine… qui créent des espaces auto­nomes, des conver­gences, des réseaux incon­trô­lables… La liste est longue mais ce qui est com­mun dans toutes ces actions, c’est la mul­ti­pli­ci­té des moyens d’expression, de réflexion, d’intervention fémi­nistes.

Les luttes fémi­nistes actuelles arrivent à explo­rer une large diver­si­té de pos­si­bi­li­tés, avec des nou­velles conver­gences dans les mobi­li­sa­tions mul­ti­formes. L’interaction des dif­fé­rents fémi­nismes, de dif­fé­rents espaces et expé­riences entrainent la mul­ti­pli­ca­tion des groupes, des stra­té­gies, des alliances et des débats bien sûr. Nous avons plus d’outils, plus d’expériences, plus de pistes de réflexion et de lutte.

A la fois nous avons réus­si à ins­ti­tu­tion­na­li­ser nos gains, tout en bra­vant l’instrumentalisation du fémi­nisme, à uti­li­ser les res­sources publiques à mobi­li­ser les médias, mais ce qui est nou­veau est en train de se for­mer par le bas. Par les conver­gences des femmes, des sau­vages, des sans caté­go­ries, des sans droits, des « autres » issus d’ailleurs, de la pau­vre­té, de la folie. Plus invi­sible peut-être, mais plus radi­cal au sens de sai­sir les racines.

Dans une période où la mobi­li­té est deve­nue le seul moyen de sur­vie, mais qui enfonce les exi­lées dans l’engrenage de l’esclavage, des folles et les fous s’échappent de plus en plus des machines nor­ma­li­sa­trices pour déclen­cher des nou­veaux pro­ces­sus. Je parle d’un mou­ve­ment décen­tra­li­sé qui réunit des groupes locaux ou trans­fron­ta­liers, d’un mou­ve­ment au cœur de cir­cu­la­tions mul­tiples et com­plexes, plus dif­fi­cile à contrô­ler. Par ailleurs, dans les quar­tiers, dans les petites com­munes, dif­fé­rentes formes d’auto-organisation fémi­nistes, essaient de pro­duire et d’échanger en créant des espaces auto­no­mi­sés de l’économie capi­ta­liste.

Les réseaux qui explorent les fron­tières prennent forme mais éga­le­ment prennent le temps. Dans quelques années, celles et ceux qui n’ont pas sui­vi ce pro­ces­sus auront peut-être le sen­ti­ment qu’il est tom­bé du ciel. Les autres vont dire que c’est la longue matu­ra­tion et les nom­breuses causes qui amènent à ce bas­cu­le­ment. Nous sommes dans la phase de matu­ra­tion.

Aujourd’hui, j’observe que les luttes fémi­nistes mul­ti­plient plus que jamais leurs sources d’influence. J’entends beau­coup la voix de Bell Hooks dans les réunions fémi­nistes : « si on le pra­tique comme il faut, le fémi­nisme est en fait une baguette magique qui pour­rait chan­ger la vie de chacun.e. Oui, les mou­ve­ments fémi­nistes peuvent chan­ger nos vies, mais cela ne peut arri­ver que si nous par­ve­nons à recons­truire encore et encore notre théo­rie fémi­niste en agis­sant avec les autres mou­ve­ments sociaux »

Dans quelques jours, j’irai à NDD pour par­ti­ci­per à la semaine inter­ga­lac­tique, avec un mil­lier de folles et fou de la pla­nète : du Mexique à la Pales­tine. Nous allons déve­lop­per col­lec­ti­ve­ment des ana­lyses décou­lant de ces diverses expé­riences, pour « faire conver­ger la foule inter­na­tio­nale des arti­sans de la résis­tance » comme on dit dans l’affiche. Voi­là un des thèmes de dis­cus­sion : « Com­ment s’interrompt le cours nor­mal des choses ? »

Et il y a plu­sieurs d’autres exemples dans d’autres espaces comme ça. Depuis une dizaine d’années, ce monde assiste aux liens forts et trans­na­tio­naux des pen­sées uto­piques.

Tant mieux, car sinon, c’e n’est pas facile, en conti­nuant à être conforme à l’ordre social et poli­tique, de se débar­ras­ser de tout le registre construit sous l’empreinte de cet ordre.

Après notre Congrès, notre capa­ci­té col­lec­tive de créer des miracles sera plus forte. Mais les ana­lyses ne nous suf­fi­ront pas. Nous ne pou­vons plus nous per­mettre d’agir sans pen­sée uto­pique. C’est de là que naissent les inno­va­tions, la créa­tion.

Ici et main­te­nant. Car le monde est ter­rible. Et la liber­té est belle.

[1] Pour l’ouverture du Congrès Inter­na­tio­nal des Recherches Fémi­nistes dans la Fran­co­pho­nie- 21.08.2018, Uni­ver­si­té Paris Nan­terre.

https://cirff2018.parisnanterre.fr/le-congres/programme/programme-745650.kjsp?RH=1486044663710





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