Pinar Selek : citoyenne d’honneur de la ville de Lyon

09 décembre 2023

 

Mon­sieur Le Maire, cher Gré­go­ry Dou­cet,

Mes chères amies, chers amis,

C’est avec une grande émo­tion que je suis devant vous. Mal­gré la tris­tesse de notre monde, mal­gré la bana­li­sa­tion de la bar­ba­rie, géné­ra­li­sa­tion des fas­cismes qui poussent notre pla­nète vers une sui­cide col­lec­tive, mal­gré l’horreur qui nous entoure, je veux main­te­nant pleu­rer de joie. La joie est l’expression de la vie. Est le mes­sage de « Nous sommes là ». J’ai appris ça en pri­son de mes ami.es kurdes, de dan­ser et de chan­ter face à la vio­lence. J’ai vu que cette joie per­tur­bait le pou­voir car tous les pou­voirs ont besoin de corps tristes pour gou­ver­ner, tan­dis que la joie est le signe de la vie qui résiste. Aujourd’hui je suis bour­ré d’émotion, de joie et de plus en plus forte contre les bar­ba­ries à mul­tiples formes.

Quand, en 2014, je démé­na­geais de Stras­bourg à Lyon, juste avant de prendre le train, j’avais trou­vé par hasard un vieux livre de Vic­tor Hugo sur Exil. Il m’attendait à côté des pou­belles de la Gare. Je l’avais tout de suite pris et com­men­cé à lire lorsque le train avan­çait vers Lyon. C’était incroyable : le livre com­men­çait par une lettre que l’auteur avait écrite aux Lyonnais.es. Vrai­ment ! Il les remer­ciait et par­lait de l’histoire résis­tante et liber­taire de Lyon. Je me sen­tais dans un rêve.

J’ai gar­dé ce goût de rêve durant mon séjour d’une année dans le cadre de cher­cheure invi­tée de l’ENS de Lyon qui me décer­na le titre de doc­teur hono­ris cau­sa. Grâce à ce sou­tien, j’ai pu conti­nuer à réflé­chir, à enquê­ter, à pro­blé­ma­ti­ser, à ana­ly­ser et à écrire, le plus libre­ment pos­sible. J’ai tra­vaillé sur la construc­tion et la trans­for­ma­tion de la dia­spo­ra armé­nienne. En dehors de mon tra­vail de recherche, j’ai décou­vert les traces de l’histoire dans ses rues, par exemple celle des Canuts, tra­gique mais ins­pi­rante. Qui a sûre­ment ins­pi­ré les résistant.es sous l’occupation. Et moi, en com­men­çant par l’angle des rues Vic­tor Hugo et Sala, en conti­nuant vers la rue Bou­teille, ensuite dans toute la ville, j’ai tou­ché aux marques sur les murs qui m’ont racon­té l’expérience des résistant.es qui passent par les tra­boules, qui impriment les jour­naux, des tracts clan­des­tins, qui sub­sti­tuent le jour­nal Nou­vel­listes col­la­bo­ra­teur par Nou­vel­listes résis­tantes en chan­geant son conti­nue, en impri­mant des faux numé­ros de mil­liers exem­plaires qui répondent point par point à la pro­pa­gande de Vichy. Capi­tale de la résis­tance fran­çaise, Lyon avait vu naitre le Conseil Natio­nal de la Résis­tance et avait joué un rôle très sin­gu­lier dans l’organisation de la résis­tance. J’ai ain­si inté­gré l’héritage des bri­co­lages héroïques des femmes et des hommes qui ont trans­gres­sé l’ordre très sévè­re­ment éta­bli et qui ont mon­tré que contre la tyran­nie faire quelque chose est pos­sible. J’ai recons­ti­tué ces dyna­miques his­to­riques infor­mant des situa­tions pré­sentes, je me suis rapi­de­ment enga­gée aux près de mul­tiples mou­ve­ments sociaux, fémi­niste, éco­lo­giste, anti-auto­ri­taire, LGBTIQ+, mais aus­si des com­mu­nau­tés armé­niennes, kurdes et manouches. Dans peu de temps, j’ai fait des ren­contres qui m’ont trans­for­mées, j’ai tis­sé des liens pro­fonds et solides et j’ai fait pous­ser mes racines. Par exemple à tra­vers le jour­nal Silence dont je fais tou­jours par­tie. Après mon départ vers Nice, en 2015, je suis deve­nue citoyenne d’honneur du Pre­mier arron­dis­se­ment dont la Maire Natha­lie Per­rin-Gil­bert qui est aujourd’hui dans votre super équipe. Elle m’a sou­te­nue depuis mon arri­vée à Lyon et jusqu’à aujourd’hui. Donc je ne suis pas vrai­ment par­tie de Lyon. Car c’est à cette période-là que l’Exil était ter­mi­né : j’étais désor­mais une Nomade qui fait des va et vient entre les lieux. Et cette nomade apprend aujourd’hui que vous sou­hai­tez l’élever au rang de Citoyenne d’honneur de la Ville de Lyon. Quel hon­neur. Je me sens dans un grand corps col­lec­tif des lucioles.

Est-ce que ce corps col­lec­tif peut aujourd’hui créer une véri­table force contre la tyran­nie qui menace le monde en le pous­sant vers le grand piège, guerre des civi­li­sa­tions ? Lyon, ville des exilé.es, ville des mul­tiples vécus, mul­tiples intel­li­gences, mul­tiples expé­riences, se pré­sente comme une alter­na­tive à ce piège. Ici, nous pou­vons créer un espace fer­tile des conver­gences trans­na­tio­nales contre la bar­ba­rie. Je ne parle pas d’un rap­pro­che­ment cultu­rel ni tou­ris­tique, mais poli­tique. C’est en défen­dant l’éga­li­té des intel­li­gences (Ran­cière) que nous pou­vons construire une expé­rience de mutuel consi­dé­ra­tion, d’une recon­nais­sance réci­proque, comme rêvait Axel Hon­neth.

Le moment est dif­fi­cile. Mais n’oublions pas que les crises ren­forcent la cohé­sion. Les évé­ne­ments sur­mon­tés col­lec­ti­ve­ment rap­prochent les citoyens, à l’instar de Manou­chian qui est aujourd’hui à Pan­théon. Notre effi­ca­ci­té vien­drait de notre force inté­rieure. De la sin­cé­ri­té. De la force de la cohé­rence.

Vous connais­sez le slo­gan fémi­niste : « Nous sommes les petites-filles des sor­cières que vous n’avez pas pu brû­ler ». Et aujourd’hui, je suis la petite fille des Canuts que les Tiè­ristes n’avaient pas pu tuer… Je suis la petite fille des Jean Mou­lins, des Georges Coton, des Marc Bloc, des Simone Weil, des interné.es de Mont Luc, des fusillé.es de Gênas, des juifs de la rue Ste-Cathe­rine, des résis­tantes et des résis­tants que les Pétai­nistes n’avaient pas pu tuer…

En tant que votre nou­velle co-citoyenne, je vais ren­for­cer la lumière jusqu’au bout. Je vais tra­vailler comme une four­mi pour construire un monde dans lequel nous aurons l’honneur d’habiter. Pour l’instant, j’ai l’honneur de faire par­tie de cette construc­tion. Accom­pa­gnée de lucioles comme vous.

Pinar Selek





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