Un code d’honneur…

“C’est un cau­che­mar qui ne me quitte plus, une pro­fonde tor­ture. Je me sens comme dans le Pro­cès de Kaf­ka”. Ces paroles, ce sont celles de Pınar Selek, il y a un an. Pınar est un peu plus jeune que ma fille Sır­ma.

Mais, à cause du cau­che­mar cher­chant à l’engloutir depuis douze ans, Pınar ne doit se sou­ve­nir de Kaf­ka qu’à moi­tié. Dans ce récit, le per­son­nage est même dépour­vu de nom de famille : “Joseph K.” Bou­lot dodo, dodo bou­lot. Per­sonne pour remar­quer la pré­sence de ce pauvre homme tout falot. Et mal­gré cela, un matin, deux per­sonnes se pré­sentent à sa porte, lui noti­fient qu’il est en état d’arrestation. Cepen­dant on ne l’incarcère pas, il ne sait pas de quoi on l’accuse, n’est pré­sen­té ni à un juge, ni à un pro­cu­reur, ne peut voir les preuves rete­nues contre lui. Mais en fait, sa vie n’a pas chan­gé, car c’est la vie qui l’a empri­son­né, sans qu’il s’en soit ren­du compte. Un an après la nais­sance d’Albert Camus, Kaf­ka est déjà là en train de faire signe en direc­tion de cette notion d’absurde que déve­lop­pe­ra l’écrivain fran­çais, dans l’Etranger notam­ment.

Pour Pınar, il est une seule chose absurde : qu’elle ait été mêlée à tant d’abjection. Le reste, à com­men­cer par son nom de famille, sont on ne peut plus authen­tiques. Son grand-père Cemal Hakkı Selek fut l’un des pre­miers membres du Par­ti des tra­vailleurs de Tur­quie (1962). Son père, Alp Selek, a tou­jours été un avo­cat prêt a défendre béné­vo­le­ment les exclus et les oppri­més.

Quant à Pınar, oubliez le côté falot de Joseph K., elle n’a pas plus de 20 ans qu’elle est déjà au coeur de la lutte, auprès des oppri­més et des exclus. Encore étu­diante, elle est l’une des fon­da­trices d’un “Ate­lier des artistes de rue” ouvert à toute heure, à tout le monde, des tra­ves­tis aux enfants des rues.

Une cas­cade de pro­cès

1996. Elle sort major de sa pro­mo­tion en socio­lo­gie. Dès 1997, elle s’est mise en tête de tra­vailler sur la ques­tion kurde. En 1998, elle est pla­cée en garde-à-vue. Parce qu’elle refuse de don­ner les noms des per­sonnes qu’elle a inter­ro­gées dans le cadre de sa recherche, elle est sou­mise à de lourdes tor­tures. On la sus­pend par les bras, son épaule gauche est démise ; un pro­cès-ver­bal pré­ci­se­ra qu’elle est tom­bée des­sus. On sai­sit son tra­vail de recherche. Elle sera jugée, seule, pour appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste. Un mois s’est écou­lé depuis son arres­ta­tion quand les télé­vi­sions lui apprennent que son nom figure par­mi ceux des sus­pects dans l’explosion sur­ve­nue le 9 juillet 1998 au bazar égyp­tien d’Istanbul. Elle n’a pas encore dépo­sé que la presse la qua­li­fie déjà de “poseuse de bombe”. Dans le pro­cès qui s’ouvrira devant une Cour de Sûre­té de l’Etat, la peine de mort sera requise. On fusionne les deux pro­cès.

Pınar ne s’appelle pas Joseph K. qu’elle puisse ain­si s’entortiller sans fin dans son propre enfer­me­ment. Elle reste en déten­tion deux ans et demi. C’est l’époque de “Hor­tum Süley­man” (Hor­tum : « escrot, cra­pule » en turc), le chef de la police qui se fait pho­to­gra­phier en train de frap­per les tra­ves­tis à coup de tuyaux en plas­tique.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là, les évé­ne­ments s’enchaînent : les rap­ports de police des 11, 13, 14, et 20 juillet 1998 pré­cisent tous qu’il n’est aucune trace de bombe dans l’affaire du bazar égyp­tien. A ce moment-là, l’un des sus­pects, Abdül­me­cit Öztürk, déclare le 15 août qu’ils ont “pré­pa­ré l’attentat avec Pınar Selek. Trois jours plus tard, celui-ci expli­que­ra quand même que cette décla­ra­tion lui a été extor­quée sous la tor­ture. Mais bon, de toutes façons, le couple parquet/sécurité a trou­vé des “traces de nitro­cel­lu­lose”. C’est donc une bombe. Lors de la ses­sion du 14 avril 1999, A. Öztürk aura beau décla­rer qu’il “ne connaît même pas Pınar Selek”, cela ne ser­vi­ra à rien.

Pen­dant ce temps, les rap­ports s’enchaînent. Le 5 juillet 1999 devant la 12ème cour pénale d’Istanbul, un spé­cia­liste des bombes et explo­sifs déclare : “si cela avait été une bombe, il aurait fal­lu un trou d’au moins 50 cen­ti­mètres de pro­fon­deur au sol. L’explosion est due à une fuite de gaz.” Le 15 juin 2000, le rap­port en chi­mie ana­ly­tique de l’Université d’Istanbul pré­cise que “la nitro­cel­lu­lose est pré­sente dans nombre de matières. Sa pré­sence ne peut consti­tuer de preuve quant à l’existence d’une bombe.” Le 27 juillet de la même année, le rap­port de méde­cine légale de Cer­rah­pa­sa : “Il n’est rien dans les faits qui indique l’existence de bles­sures liées à l’existence d’une bombe.” Le 21 décembre sui­vant, trois pro­fes­seurs nom­més par la cour concluent qu’il s’agit “avec cer­ti­tude d’une fuite de gaz”. Le len­de­main, Pınar est libé­rée.

Le “sys­tème” se met en branle

Elle sera libé­rée, mais le 19 avril 2001 se pro­duit un évé­ne­ment pure­ment kaf­kaïen. Une note par­vient à la cour. La cour n’a rien deman­dé. L’expéditeur ? Le minis­tère de l’Intérieur et la Sécu­ri­té d’Istanbul, deux ins­ti­tu­tions pas même par­ties au pro­cès. Dans les annexes de ce cour­rier, qui laisse bien entendre la gêne que cause la remise en liber­té de Pınar, on trouve un nou­veau rap­port, ni daté, ni signé : c’est une bombe, y pré­cise-t-on. On y demande que le cas soit ren­voyé devant un nou­vel expert. La cour ne tient pas ce rap­port pour preuve légale. Mais un autre lui par­vient : un rap­port daté du 4 juillet 2002 et conte­nant les ana­lyses de la gen­dar­me­rie, un corps qui ne dis­pose pas des com­pé­tences tech­niques en matière d’explosion. La cour nomme un nou­vel expert. Et puis que vou­lez-vous, le 10 juillet 2002, le pro­fes­seur Gök­men conclue : “explo­sion de gaz”. Le rap­port qui sui­vra, celui de l’Université Tech­nique du Moyen-Orient ira dans le même sens. Il ira même plus loin, pré­ci­sant que l’explosion pro­ve­nait du four à piz­zas.

Là-des­sus, le 8 juin 2006, la cour acquitte Pınar, invo­quant l’absence de “preuves éta­blies et convain­cantes néces­si­tant une peine”. Le par­quet fait appel. Le 17 avril 2007, la neu­vième chambre pénale de la Cour de cas­sa­tion casse la déci­sion d’acquittement au motif que la 12eme Cour n’a pas ouver­te­ment pro­non­cé le terme “acquit­tée”. Le 23 mai 2008, Pınar est acquit­tée une deuxième fois par la 12ème cour pénale d’Istanbul.

La 9ème chambre de la Cour de cas­sa­tion recasse la déci­sion. Le pro­cu­reur prin­ci­pal de la Cour de cas­sa­tion émet une objec­tion. La chambre pénale plé­nière de la Cour de cas­sa­tion se pro­nonce le 9 février 2010 par 17 voix contre 6 : il faut requé­rir l’emprisonnement à per­pé­tui­té sans période de sûre­té ! Le dos­sier sera ren­voyé devant la 12ème cour pénale d’Istanbul. Quant à la seule “preuve” met­tant en cause Pınar, ce “nous l’avons fait ensemble” arra­ché sous la tor­ture à A. Öztürk ? Ce der­nier a été acquit­té. Et comme le par­quet n’a pas fait appel de cette déci­sion, il est aujourd’hui défi­ni­ti­ve­ment libre.

Un code …

Si la tête vous tourne, mettons‑y un terme parce que j’ai la nau­sée : le pro­cès sera rou­vert d’ici 9 jours. Pınar fait son doc­to­rat à Stras­bourg. Le pro­cès qu’elle a ouvert pour juge­ment inéqui­table, tor­ture et atteintes à la liber­té d’expression se trouve devant la Cour euro­péenne des droits de l’homme. A Ber­lin, le centre Über­le­ben de soins pour les vic­times de la tor­ture a offi­ciel­le­ment rele­vé les séquelles des tor­tures de 1998 et de ces douze années de cau­che­mar. Le 9 février pro­chain, la 12ème cour pénale d’Istanbul rou­vri­ra le dos­sier. Si elle main­tient sa déci­sion d’acquittement, le pro­ces­sus de douze ans repar­ti­ra de zéro. Si elle décide de confir­mer la cas­sa­tion, alors Pınar éco­pe­ra d’une peine d’emprisonnement à per­pé­tui­té.

Si elle avait été Joseph K., Pınar aurait finie enfer­mée à l’intérieur d’elle-même. Elle a vécu et conti­nue de vivre tout cela, parce qu’elle a choi­si d’être aux côtés des oppri­més et des exclus. La dif­fé­rence est là, comme entre un cafard et un sym­bole. Nous com­pre­nons très bien pour­quoi on s’acharne si incroya­ble­ment contre cette jeune per­sonne : parce qu’elle s’intéresse aux enfants des rues, aux jeunes dro­gués, aux tra­ves­tis, à toutes ces réa­li­tés aux­quelles la Tur­quie ne veut pas même pen­ser. Parce qu’elle est fémi­niste et pire encore, anti­mi­li­ta­riste. Bien sûr, le fait que ce soit une toute jeune femme qui accom­plisse tout cela, ça doit nous déran­ger quelque part, nous, les hommes.

Mais quand même, un tel achar­ne­ment, c’est insen­sé. N’est-il pas des règles, une manière de faire, un code, même pour une chose aus­si abo­mi­nable que la tor­ture ?

Jusqu’où et pen­dant com­bien d’années les épaules d’un être vivant peuvent-elles sup­por­ter telle tor­ture ? Et com­ment la “conscience” de cer­tains s’en arrange-t-elle ?

Baskın Oran

Article paru dans le quo­ti­dien Radi­kal du 30 jan­vier 2011, tra­duit par Fran­çois Skvor





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu