Il y a des années, j’ai lu dans une revue ce qu’un photographe- voyageur, dont j’ai oublié le nom, racontait de son périple. Dans les montagnes du Tibet, il avait photographié des scènes de la vie singulière qu’on y mène, et accompagné ces images de récits, dont un sur les Miaos. Une histoire si forte qu’elle bouleversa toute l’aventure du photographe, et peut-être même la nôtre…
Les Miaos constituent une tribu d’environ trente mille individus. Été comme hiver, ils vivent dans les montagnes, possèdent de grandes tentes ainsi que des habitats d’hiver, et pratiquent l’agriculture. Mais avec quelle originalité ! Deux heures avant le lever du jour, hommes et femmes se réveillent et commencent à se pomponner. Ils se parent de vêtements bariolés, se peignent le visage et le corps. Et chaque jour, d’une façon différente ! Ils pensent que pour accueillir le soleil, il faut être apprêté, embelli, et que cela influence les récoltes. Ils sont donc différents. En dehors de nous.
A la recherche d’images insolites, dans les moindres recoins, le photographe rencontre les Miaos au pied des sommets tibétains. Face à ce spectacle qu’il contemple à en perdre presque la parole, il saisit immédiatement son appareil photo… Mais sans même lui laisser l’occasion d’appuyer sur le déclencheur, les Miaos l’invitent sous une grande tente. Un vieillard au visage buriné et impénétrable s’occupe de son accueil, puis tous deux se restaurent. « Pourquoi… ? – demande notre photographe, bien sûr – pourquoi vous ne me laissez pas prendre des photos ? »
Le vieux lui répond calmement. « Vous, les hommes blancs, vous prenez d’abord des photos, et ensuite, vous revenez dicter votre ordre. Vous vous appropriez tout. Nous voulons vivre notre propre histoire, nous, et non pas être une partie de la vôtre… Mais au fait, qu’est-ce que tu veux boire, jeune homme ? »
Le photographe est perplexe. Et savez-vous ce qui lui traverse alors l’esprit ? « Tiens donc !…Un vieux qui parle si bien dans une tribu aussi primitive… Comme c’est curieux !… »
Nous, chercheurs, ne sommes pas si étrangers à l’attitude du photographe. Car, de même que son appareil photo, le stylo que nous tenons à la main se heurte à un problème éthique.
En effet, une ou plusieurs personnes s’introduisent dans la vie d’autres individus qu’ils ne connaissent pas, collectent et enregistrent des données sur leur existence. Mais que deviennent alors, dans ce processus, ces êtres inventoriés dont on fouille l’existence et répertorie les caractéristiques ? Quelle relation établit-on avec eux ? Comment participent-ils, eux, à ces recherches ? Quels liens se nouent entre le chercheur et le sujet-objet de la recherche. De quelle manière les deux parties sont-elles influencées par la recherche ?
Ces questions largement débattues et décrites par les spécialistes des Sciences sociales, inspiratrices d’une attitude éthique nouvelle et d’une approche méthodologique innovante, posent de sérieuses difficultés, particulièrement quand on travaille avec des groupes sociaux différents du modèle dominant, marginalisés, et cibles de violence et de contrôle. Précisons que l’impact de ces problèmes est beaucoup plus pesant sur les groupes en question.
Partant de la recherche intitulée « Rue Ülker, espace de relégation d’une sous-culture (dans Masques, Cavaliers, Gonzesses, Pinar Selek, Editions Istiklâl) et d’autres expériences, j’interrogerai les réponses préconisées pour les questions évoquées précédemment.
J’ai longtemps travaillé auprès de ceux qui sont en marge, et à chacun de ces travaux, j’ai éprouvé d’énormes difficultés et de nombreuses contradictions. Ces périodes ont été celles où, aux prises avec mes suppositions, je me suis trompée le plus, mais aussi profondément questionnée. Dans les limites conceptuelles fixées avant une enquête de terrain, émergeaient un cadre théorique, une approche méthodologique et un débat général et, lorsque je m’engageais dans la voie ainsi tracée, je me rendais compte que ce cadre me rassurait, mais limitait également ma perception. Car, quelque soit votre approche d’ensemble, avant de commencer la recherche proprement dite, vous observez de loin, à travers quelques concepts, et vous tracez votre parcours en fonction d’une perception aux contours préétablis.
Chaque fois que j’ai rencontré un individu en marge, j’ai eu la surprise de découvrir une réalité qui m’avait échappée, malgré un champ élargi de réflexion et une attention particulière à l’Autre, et j’ai commencé à questionner mon regard antérieur. J’ai alors décelé les a priori théoriques, les hypothèses que je croyais exactes, mes propres préjugés, et ce n’est qu’en dénouant progressivement tous ces noeuds que j’ai pu avancer. Ainsi, j’ai été amenée à ouvrir des sentiers qui ont élargi, mais parfois aussi rétréci, la première trajectoire que je m’étais fixée.
Entrer ou sortir, qu’est-ce qui est plus difficile ?
Il y a plusieurs années, j’ai assisté à la réaction d’un groupe de gens de la rue face à des chercheurs. Les enfants et les adolescents en particulier discutaient avec les gens, demandaient leur aide, osaient même des familiarités, mais n’acceptaient jamais les observateurs ni les journalistes au sein de leur groupe. Sur ces gens que j’ai connus par hasard, qui m’ont accompagnée dans des expériences insolites, et avec qui j’ai vécu un partage qui m’a transformée, je n’ai entrepris ni publié aucune recherche. Non pas que je n’éprouvais pas pour une telle étude l’enthousiasme qu’attisaient les secrets de leur univers qu’ils partageaient avec moi. Je n’ai pas pu le faire, tout simplement. J’ai été impressionnée par leur manière d’aborder les chercheurs, j’ai réfléchi sur leurs comportements, je me suis questionnée. Et puis, je ne me sentais pas prête. « Peut-être que plus tard, j’écrirai autre chose… me disais-je. Des choses dans lesquelles je mettrai aussi ma propre réalité… »
Certes, les gens de la rue ne savaient pas distinguer un chercheur d’un journaliste mais, désabusés par d’innombrables mauvaises expériences, ils rejetaient tous ceux qui venaient glaner des informations sur eux. Et j’ai aussi vu comment ils cassaient les appareilsphotos, lorsque ça n’allait plus dans leur tête, comme ils le disent. Durant les années que j’ai passées parmi eux, j’ai un peu compris la raison de ces gestes d’exaspération. Ces gens ne voulaient pas que l’on divulgue les secrets qu’ils pensaient leur appartenir, ni que l’on décode l’univers qu’ils s’étaient construits et qu’ils avaient grand peine à préserver. Ils croyaient à la nécessité de protéger du monde extérieur qui les assiégeait et en lequel ils n’avaient aucune confiance, les secrets qu’ils considéraient comme les plus grandes richesses leur permettant de rester debout. En même temps, ils pensaient détenir une évidence dans le contexte de violence où ils vivaient : « La plupart des hommes sont intéressés… La majorité des gens est mauvaise… » Ils voyaient le Mal dans les raisons qui poussaient les autres à nouer des relations avec eux. Ils qualifiaient d’ »intéressé » tout chercheur venu faire une enquête. « Il gagnera du fric sur notre dos… », ou bien « Il donnera une mauvaise image de nous… » disaientils.
Parmi les gens de la rue, les enfants surtout n’ont plus ce reflexe de méfiance. D’ailleurs, à cause des Associations et des Fondations qui oeuvrent pour eux, mais aussi des opérations de police privant leur sphère intime de toute chance d’exister, ils n’ont plus beaucoup de secrets. Ils ont aussi fini par aimer être des objets d’attraction. Cependant, c’est leur réaction spontanée d’autrefois, dont j’ai été un proche témoin, qui était pertinente. Ces gens ne voulaient pas être mêlés à une quelconque recherche. Se campant hors de la société, avec le fort sentiment d’être corps et âmes dans une benne à ordures, ces hommes et ces femmes fulminaient contre la loupe grossissante que d’autres gens à l’aise tenaient sur leur existence.
Cette colère n’est pas toujours exprimée avec la retenue du vieux Tibétain, ni avec exacerbation, comme le font les gens de la rue. N’importe quelle personne se sentirait agressée par des intrusions visant son existence contre sa volonté. Celui qui est réifié dans une quelconque étude universitaire ou à travers une enquête médiatisée, en prend conscience au bout d’un certain temps. Même s’il trouve cette situation normale, en l’intériorisant, soit il s’en éloigne, soit il met à distance le chercheur avec qui il a accepté de s’entretenir. Cette mise à distance n’influe pas le fait qu’il parle trop ou pas assez, mais plutôt la façon dont il parle de luimême. Avant tout, il raconte ce qu’on attend de lui et parle de l’habit qu’on lui a taillé. Il verse dans la littérature victimaire, par exemple, ou bien échafaude inlassablement la version filmique de son identité imaginaire… Ainsi, la vérité est masquée, et le réel commence à se décliner selon les variations d’une télé-réalité.
Il nous faudrait donc développer une méthode qui, passée au crible des questionnements déontologiques, empêcherait la chosification des personnes, notamment des exclus. Ici, la question n’est pas seulement de trouver la méthode appropriée, mais d’asseoir sur une approche éthique, tant notre implication dans la recherche que les connaissances qui en découlent. Notons ici qu’intégrer dans les études les individus qui nous interpellent, faire ainsi émerger leurs paroles tout en garantissant l’objectivité, la cohérence et la justification de la recherche, est capital, non pas du point de vue de la dynamique de la recherche, mais de celui de sa signification.
Les logiques qui chosifient l’individu sont les conséquences directes de l’esprit de pouvoir que dissimule l’institutionnalisation des sciences, spécifiquement sociales. Si une étude se fixe l’objectif de connaître pour assiéger et dominer, elle réifie les individus. C’est pourquoi, avant de s’engager dans une étude relative aux relégués de la société, on devrait préalablement répondre à la question : « Pourquoi cette recherche ? » De même qu’elle met en lumière l’arrière-plan de la méthode à suivre tout au long des travaux, cette réponse rend également visible la nature et le pourquoi du savoir ainsi constitué.
Avec l’instrumentalisation des savoirs, les liens existant entre les différentes formes de pouvoir décident des motivations des recherches. Ces dernières finissent par se mettre au service d’une connaissance détournée pour définir le modèle dominant, s’ingérer, contraindre, gouverner ou encore concevoir de nouvelles techniques de marketing en diagnostiquant, voire en créant les besoins. Evidemment, le chercheur ne décrit pas ainsi son intention, mais derrière cette curiosité qui l’anime et qu’il ne questionne pas assez, il n’y a rien de positivement différent. Si elle n’est pas bien sondée, la soif de savoir brouille aussi la signification du savoir émergeant.
Et moi ? Pourquoi ai-je donc le désir de savoir qui sont ces enfants de la rue, ces travestis, ces ouvriers du sexe et ces tziganes ? Qu’est-ce que cette curiosité me pousse à comprendre ? Une réalité qui m’est extérieure ? Y a-t-il, dans cet espace, des vérités dignes d’intérêt ? On devrait répondre prioritairement à ces questions. Précisons que l’orientation de l’étude émergerait de ces réponses formulées en amont.
Quelle que soit la cause que nous défendons, celui du dehors, l’anormal ou le réprouvé, est en même temps un objet de spectacle et de consommation. Les exclus sont des proies plutôt faciles, bien qu’ils paraissent difficiles d’approche. A cause de la gravité, mais aussi du caractère singulier des questions qui les concernent, ils offrent aux observateurs l’occasion de briller facilement. C’est pour cela, me semble-t-il, que journalistes, chercheurs, et certains promoteurs de sensationnel courent derrière l’autre différent. Bon nombre de ces personnes accourent dans les espaces de confinement des désaffiliés ; d’autres, armés d’un appareil-photo, d’un magnétophone ou d’un stylo, essaient de dénicher des histoires, et quelques uns vivent la recherche comme une aventure. Mais cette dernière aussi participe de l’exclusion de l’autre… Car exhiber l’autre, l’observer et parler de lui, sont les rouages d’un même processus de mise à l’écart.
Ecoutons ce que dit Ali Akay : « Le sociologue naviguera évidemment entre plusieurs univers, essaiera de comprendre les gens qui ont une affectivité et un vécu méconnus de lui, et s’introduira parfois dans ces vies-là. « Je voudrais entrer dans plusieurs vies – nous dit Bourdieu, reprenant une phrase de Flaubert – c’est-à-dire discuter, parler, à l’intérieur même de ces vies, avec ceux qui la vivent, et tisser ainsi des liens entre les singularités des êtres. » » (Akay, 1995, page 17).
Poursuivons nos interrogations à travers ces phrases, preuves de l’enthousiasme des sociologues ou des spécialistes en Sciences sociales. Que voudrait donc dire « Je voudrais entrer dans plusieurs vies… » ? S’agit-il de la volonté de conquérir, de consommer le monde, ou bien de le comprendre, de quitter provisoirement la peau dans laquelle on respire ? Est-ce le désir de contempler le monde et soi-même depuis une fenêtre différente ?
La question du pourquoi est intimement liée à la façon dont on circule entre ces diverses existences. Comment nous introduisons-nous dans ces vies ? Quand et comment les quittons-nous ? Est-ce facile d’aller et venir entre plusieurs vies ? Est-ce difficile de s’y introduire, mais facile d’en sortir ?
Une recherche est avant tout un processus de partage. Ce dernier marque aussi bien l’observateur que les individus sur lesquels porte l’observation. Il est donc indispensable de bien réfléchir sur l’issue de ce partage, particulièrement s’il existe une différence de statut social entre l’observateur et l’enquêté, et même s’il est souvent difficile de délimiter dès le départ le cadre des attentes mutuelles qui se déclarent pendant les échanges. Rappelons, à ce propos, qu’après un si long partage, l’enquêté subirait une grave atteinte morale, se voyant réduit à un moule dont la signification et le contrôle lui échappent totalement. Ses phrases et ses récits finiraient par lui paraître étrangers.
Nous privilégions, en l’occurrence, l’oeil qui regarde de l’intérieur. Le chercheur devrait d’abord définir sa place dans le cadre pour pouvoir s’interroger, mais aussi rendre des comptes sur son point de vue.
L’analyse critique des systèmes complexes, notamment dans les Sciences de la vie, a influencé les débats méthodologiques en Sciences sociales. Avec l’ébranlement du dualisme cartésien et du modèle newtonien, la dichotomie ontologique entre l’Homme et la nature a subi une fracture. (Commission Gülbenkian, 1996, p. 74) ; se sont ainsi effondrés certaines notions, comme la transcendance, l’impartialité et le développement symétrique, L’immanence et la manière de voir les ont supplantés. C’est de cette approche qu’émergent généralement des regards autocritiques, à travers les travaux des chercheurs qui, sans adopter des postures d’impartialité transcendante, reconsidèrent leur objectivité relative et qui se voient dans la même spirale propre la marge, où observateur et groupe social s’influencent mutuellement. Ces spécialistes ont pour but de s’observer à travers le regard de l’enquêté, d’étudier, depuis la marge, un cadre dans lequel ils s’intègrent, et ils déterminent leur méthode d’analyse conformément à ce choix. On privilégie désormais le fait de vivre des situations où le chercheur, se plaçant, fût-ce provisoirement, dans un groupe social, fait de l’observation un instrument commun de transformation, et où l’objectivité est redéfinie dans ce nouveau contexte. Ainsi, la recherche devient action.
La question : « Pourquoi faire cette recherche ? » suppose de répondre à d’autres interrogations. « A qui profite ce travail ? Envers qui suis-je inévitablement responsable ? » Et cela est intimement lié à l’usage que l’on fait des conclusions de la recherche, tout comme des décisions prises pendant les travaux. Avec qui les partage-t-on ? De quelle manière ? Dans quel domaine ? Où la recherche devrait-elle s’arrêter ? Que faire après la fin de cette étude ? Si une analyse, un article, un livre ou une thèse voit le jour, à l’issue d’une recherche sur les violences faites aux personnes exclues par les rapports sociaux de domination, à qui cela bénéficie-t-il ? En 1998, après la publication des conclusions de notre étude consacrée aux événements de la rue Ülker, intitulée « Rue Ülker : espace de relégation d’une sousculture », republiée plus tard dans « Masques, Cavaliers et Gonzesses », Demet Demir, un transsexuel qui m’avait encouragée à entreprendre ce travail, et participé activement à l’élaboration de nos observations, m’avait posé cette question : « Est-ce que la rue Ülker est une fatalité ? » À quoi pouvais-je donc aboutir avec de telles interrogations ?
Nous avions bien vu que les événements de la rue Ülker recelaient un poids social important, que nous avons d’ailleurs analysé durant notre travail. L’expérience vécue dans ce lieu par les travestis et les transsexuels n’était pas dissociable de sexisme, d’hétérosexisme, de militarisme, de nationalisme, de la mutation des villes par la mondialisation, ni des rapports sociaux de domination. « Ce n’est certes pas une fatalité, mais il nous faut d’abord une transformation sociale. Et jusqu’à ce que l’on se débarrasse du sexisme, du militarisme et des autres -ismes, vous continuerez de vivre cela », aurais- je dû dire à Demet. Je n’ai pas pu le lui dire. Car, fidèles à notre ligne méthodologique, plusieurs personnes avaient réfléchi et travaillé ensemble tout au long de notre recherche. Nous avions réussi un vrai partage.
La recherche est donc un partage. Observer l’autre, c’est aussi se regarder par ses yeux. Les seules recherches innovatrices, capables donc d’explorer de nouvelles voies, sont celles qui permettent de s’observer mutuellement et de se parler, et non pas celles qui se réduisent à un seul point de vue, ou à un regard partial.
Après une telle complicité et tant d’échanges dans la rue Ülker, on ne pouvait pas abandonner les exclus de ce quartier à leur impuissance écrasante, ni à cette interrogation : « Est-ce que le rue Ülker est une fatalité ? » Voici ce que j’écrivais dans l’introduction de « Masques, Cavaliers et Gonzesses » :
« Du point de vue des travestis, des transsexuels, des habitants de la rue Ülker, mais aussi des gens qui s’étaient découvert un lien fort avec ce lieu à cause des événements, que signifiera cette recherche ? Convaincue qu’en Sciences sociales, le savoir est coupé de la vie, j’estime que les travaux réalisés chosifiaient les individus au lieu de les inciter à une réflexion sur leur vécu. Et moi, pourrai-je donc dépasser, au cours de cette étude, mes habitudes acquises depuis tant d’années ? Ou réussirai-je à intégrer dans ce travail les approches alternatives des spécialistes féminines ? Je ne voulais pas laisser les institutions officielles récupérer les enseignements résultant des observations. Bien au contraire, la meilleure méthode était d’élaborer et d’utiliser ce savoir avec les enquêtés-mêmes. […] C’est uniquement ainsi que pouvait surgir un projet commun d’action. Il me semblait qu’un tel travail aurait un sens, s’il pouvait nous mener à une quête collective du savoir et par conséquent, à une éventuelle intervention sur la vie, et non au simple constat des faits. » (Selek, 1998-2007, page 28)
Finalement, l’enquête n’a pas été achevée et s’est transformée en une étude d’actions. Entraînés par les constats émergeant des observations, nous avons emprunté un nouveau chemin et, tous ensemble, fondé l’Atelier des Artistes de Rues.
Poursuivons avec un extrait de « Masques, Cavaliers, Gonzesses ».
« Est-ce que la rue Ülker était une fatalité ? Pouvions- nous affirmer, d’un côté, que la violence pouvait être supprimée, et de l’autre, essayer de la comprendre ? Ou encore, étions-nous capables de partager la manière dont nous l’avions vécue ? C’est avec ces interrogations qu’a commencé la transformation de l’enquête en étude d’activisme. Dès les premiers pas, il fallait susciter des liens entre les gens, s’assurant que des langages et des parlers différents puissent se croiser, et de les inciter à se découvrir, à travers leur histoire et leurs expériences respectives. Les relations ainsi forgées ont débouché sur la création de l’Atelier des Artistes de Rue. Les premiers mois, nous avons eu peine à maintenir durablement la cohésion des groupes, que des murs invisibles, parfois même des fossés séparaient. […] Apeurés par un climat d’insécurité, personne ne voulait parler à personne. Dans notre petite salle que nous avions louée comme atelier, nous avons pris conscience combien nous étions meurtris, irascibles, instables, impatients, craintifs et maladroits ! […] Puis, nous avons lancé la collecte des déchets dans les rues de la ville, nous avons acheté de la peinture, du papier, du plâtre, de la colle et de la terre glaise. Déterminés à rendre à la vie tous ces détritus, nous avons commencé à panser nos plaies et à nous reconstruire. Peu de temps après, notre atelier était plein de tableaux multicolores, témoins de toutes nos sensibilités. […] Les conversations se sont intensifiées pendant les ateliers. Petit à petit, chacun a livré son histoire. C’est l’art qui a rendu les rencontres possibles. (Selek, 1998-2007, p. 265, 266)
Plus tard, l’Atelier a connu d’autres péripéties encore, mais les gens ne se sont plus quittés. Cette expérience positive m’a concrètement montré comment chacune de mes recherches allait désormais transformer mon existence.
Etre différent ou ne pas l’être ?
Au cours d’une recherche, le fait d’être différent ou non des enquêtés, pose les mêmes problèmes de méthode. Lors des observations que j’ai effectuées sur les exclus, je me suis trouvée dans ces deux situations en même temps.
Toujours lors de mes enquêtes dans la rue Ülker, je constatais mes points communs avec les travestis ou les transsexuels, victimes de violences et confrontés aux bandes ou aux brigades de police, et j’avais le sentiment que j’occupais les mêmes positions qu’eux. Mais je me sentais aussi différente. Je n’étais ni lesbienne, ni transsexuelle, mais une hétérosexuelle appartenant à la majorité dominante. Mon statut, tant culturel que social, m’avait tenue à l’abri de leurs expériences. Je campais à la lisière, voire à l’extérieur de leur univers. J’étais une étrangère pour eux. Jamais je ne m’étais questionnée de leur point de vue. Pétrie des seules valeurs du milieu où j’avais grandi, je n’avais pas, jusqu’alors, affronté mon propre regard sur l’homosexualité, encore moins sur l’hétérosexualité. C’est ce travail sur le cas de la rue Ülker qui m’a conduite à une telle introspection.
Sur le chapitre des préjugés grossiers, j’ose affirmer que je n’ai pas eu trop de failles, mais face aux victimes, j’ai eu énormément de mal à rester objective, à tel point que je me voyais parfois frôler l’aberration de ne pas interroger les agressés, ne les considérant pas comme acteurs. Cette erreur de jugement peut pousser un observateur à réduire l’opprimé au statut d’individu passif, de supplicié, et par conséquent, à faire l’éloge de la victimisation. A l’instar de certains voyageurs orientalistes, le chercheur peut observer un groupe social considéré comme inférieur, non pas dans sa propre réalité, mais à travers un scénario mythique, chargé de significations magiques.
Je suis moi aussi tombée dans cet écueil. Dès le début de l’enquête, j’avais d’ailleurs fortement pressenti ce danger, comme je le précise dans mon introduction :
« L’atmosphère sentimentale créée par les témoignages des enquêtés pouvait me pousser à écrire des louanges pour ces nouveaux amis, devenus même complices, et à déclarer soumise cette communauté-sujet. » (Selek, 1998-2007, page 27).
Durant nos enquêtes et entretiens, j’ai constaté que les prévisions seules n’étaient pas satisfaisantes, et je n’ai pu garder mes distances vis-à-vis des gens, surtout des plus lésés. De peur d’instaurer des rapports de domination, nous avons créé une situation où, à certains moments, mes propres observations et les récits des travestis et des transsexuels se confondaient. Ma méconnaissance de leur monde, doublée d’une crainte d’être incapable, parce qu’hétérosexuelle, de les comprendre, a entraîné des appréciations erronées. Au fur et à mesure que j’avançais, je me heurtais à mes propres hésitations et j’ajustais ma distance. J’ai éprouvé les mêmes difficultés en travaillant avec les Gitans et les travailleurs du sexe. Si j’avais choisi comme sujet de recherche les expériences partagées avec les enfants des rues, j’aurais eu plus de mal à définir mon approche, afin de mener un travail objectif.
Dans tous ces travaux, une autre équation a surgi de mes relations avec les riverains du quartier, la police, les ultranationalistes et les proxénètes. Dans ce genre de contexte, les préjugés l’emportent sur les discours de dominant. Avant même qu’une personne, dont on a une connaissance parcellaire et une imagée figée, ne commence à parler, on tente de deviner ce qu’elle veut dire, de l’inciter à exprimer uniquement certaines choses, et de faire émerger ainsi une vérité dont on a la certitude. Pour cela, on délimite les entretiens par des questions aux réponses connues d’avance ; ou encore, soucieux de découvrir le vécu des personnes interrogées sous un angle unique, on formule les questions en conséquence. Les entretiens sont alors dirigés dans un cadre prédéterminé par l’enquêteur, et non dans l’espace de parole souhaité par l’enquêté.
Tout au long de l’étude sur la rue Ülker, je n’ai cessé de remettre en question mes approches, et j’ai multiplié les entretiens avec certaines personnes. Et quand je ne pouvais pas le faire, je prenais soin d’analyser de mon mieux toutes les données, et d’exposer mes positions dont je voyais l’incidence sur les travaux.
Il me semble que c’est le partage qui a, dans une certaine mesure, sauvé les recherches que nous avons effectuées. Partant du constat que l’impartialité affectée est le majeur obstacle à l’accroissement du degré d’exactitude des conclusions (Commission Gülbenkian, 1996, p. 72,73), je considérais qu’il était fondamental d’être objectif et d’assumer les conclusions de l’étude. Acquise à l’idée que cette acception de l’objectivité s’inspire directement de l’idée que la connaissance n’est pas donnée d’avance, que la recherche peut nous surprendre par rapport à nos attentes, et nous apprendre ce que nous ignorions (Commission Gülbenkian, 1996, p. 85), je me suis dévoilée dès le début. J’ai donc expliqué quelles interactions m’avait poussée vers ces travaux, et j’ai exposé mon regard, mes préjugés, les contradictions que j’avais traversées durant la recherche, les problèmes, les errements, la raison de tel ou tel choix, et la façon dont j’avais tracé la voie à suivre. En cours de route, j’ai continué à reconsidérer le sujet de la recherche, mes appuis théoriques, mais également mes propres hypothèses.
Cette règle indispensable, clé de la cohérence de la recherche, revêt une plus grande importance dans les travaux consacrés aux exclus. Montrer par où et comment on observe une réalité complexe, révéler ses préjugés, exposer comment on élabore une progression objective, bref, rendre des comptes sur tous les stades des travaux, permet d’inclure dans l’étude, en tant qu’éléments constitutifs, les difficultés rencontrées pendant ce long processus.
Voir la difficulté
Je voudrais conclure par cette interrogation. Ai-je réussi, grâce à tout ce que je viens de décrire, à parfaire ma méthodologie pour d’autres études que je consacrerai aux vies en marge ? Puis-je désormais entrer plus aisément dans l’existence de ces personnes ? Et une fois que j’y suis, puis-je me placer au bon endroit, corriger mon point de vue, mes questions et mes réponses par rapport aux principes méthodologiques que je me fixe ?
Il est certain que ces recherches, parfois pesantes, ont réellement transformé ma vie et m’ont permise d’engranger une connaissance précieuse. Ainsi, dans mes relations sociales, comme dans les récits d’enquête que je lis ou que j’écoute, je parviens à me munir d’un regard plus critique, puis, en interprétant toutes les conclusions, à mieux définir ma propre position.
Mais je n’accoure plus dans ces quartiers reculés afin de trouver des réponses à mes interrogations sur les espaces de relégation. Le travail de l’observateur se trouve souvent ralenti, de multiples façons, par le souci d’une approche éthique et d’une interrogation sérieuse sur l’intention, la finalité et la méthode de la recherche. Lorsque, de surcroît, les expériences de terrain, contraignantes, viennent s’ajouter à cette ligne de conduite, on peut difficilement entrer dans d’autres vies. Car cela voudrait dire qu’on doit changer de vie. Et la vie, on ne peut si facilement en changer… Kenardakilerle çalismak mi ? Pinar Selek, traduit du turc par Ali Terzioglu