Unjust provocation, interview de Pinar Selek par Ayşegül Sönmez

«  ON NE PEUT PAS TE PROTEGER SI TU ES HABILLEE COMME UNE FEMME »

Article issu du livre-expo­si­tion « Unjust pro­vo­ca­tion » ( édi­tions Amargi/Ayşegül Sön­mez : Eylül 2009.) Il s’agissait d’une expo­si­tion-action sous la forme d’un mani­feste, d’un espace pour réunir des femmes artistes, des mili­tantes et des uni­ver­si­taires autour du sujet « être femme en Tur­quie ». Voi­ci un extrait de l’interview de Pinar Selek, à pro­pos de celles qu’on nomme « les tra­vailleuses du sexe ».

« Pour moi, la chose pri­mor­diale est de vivre dif­fé­rentes expé­riences avec dif­fé­rents rap­ports de pou­voir. On devient juste aus­si pro­fond que les expé­riences qu’on a tra­ver­sées. On ne connait pas les autres expé­riences et en consé­quence, la per­cep­tion du pou­voir dans celles qu’on a vécues devient inévi­ta­ble­ment celle qui est évi­dente pour nous. »

PINAR SELEK

 

INTERVIEWEE PAR AYŞEGÜL SÖNMEZ

Quand as-tu com­pris pour la pre­mière fois que tu étais une femme et que tu étais dif­fé­rente ?

Lorsque tu m’as posé cette ques­tion, j’ai sou­dain pen­sé à mon père… Mon père et moi avons pas­sé beau­coup de temps ensemble quand j’étais jeune, à l’âge de sept ou huit ans… Son bureau était à Karaköy. Nous avions l’habitude d’aller du côté euro­péen ensemble. J’étais tou­jours auprèsde lui. Nous vivions à Şaş­kin­bak­kal, du côté de l’Anatolie. Ses amis allaient sou­vent pêcher à Bos­tancı… Par­fois, mon père et moi  mon­tions sur leurs bateaux et nous asseyions côte à côte avec d’autres per­sonnes. Ensuite, mon père s’est fait empri­son­ner lorsque j’étais en CM1. Il n’a pas été pré­sent dans ma vie pen­dant quatre ans et demi. J’ai décou­vert que j’étais une femme lorsque j’ai mar­ché dans ces rues sans lui… Mon corps s’était déve­lop­pé très vite pour mon âge, j’avais déjà de la poi­trine.  J’étais atti­rante mal­gré mon jeune âge. J’attirais l’attention des gens même à cet âge. Je me suis ren­du compte que je ne pou­vais pas mar­cher le long de la côte ou aller au bazar que nous explo­rions avec mon père, aus­si confor­ta­ble­ment que je le fai­sais avec lui. Par exemple, je voyais ces pêcheurs, mais je ne pou­vais pas sau­ter dans leurs bateaux. Si je l’avais fait, ça aurait été mal inter­pré­té.

Qu’as-tu réa­li­sé en pre­mier lorsque tu as décou­vert que tu avais un « corps de femme » ?

Oui, au plus vrai sens du terme, ce que j’ai com­pris du fait que je pos­sé­dais un corps de femme. Ma mère était phar­ma­cienne. Dans la lutte, qu’elle a livrée par elle-même, nous étions comme ses sœurs, elle par­ta­geait tous ses secrets avec nous. Elle nous disait tout : les pro­blèmes qu’elle avait avec la famille de mon père, ses propres pro­blèmes… D’un autre côté, il y avait aus­si l’idée d’amitié et de soli­da­ri­té entre femmes. Il y avait beau­coup de ces femmes autour de ma mère. Elles n’appelaient pas ça du fémi­nisme, mais il y avait cette soro­ri­té dans l’air. A mon avis c’était un envi­ron­ne­ment très poli­tique.

Es-tu deve­nue de gauche avant de deve­nir fémi­niste ?

Je me suis fami­lia­ri­sée avec des valeurs telles que la liber­té, la jus­tice et l’égalité avant d’arriver au fémi­nisme. C’était une période pen­dant laquelle les gens fai­saient d’énormes sacri­fices sans rien attendre en retour, sans inten­tion de rem­plir leur CVou appe­ler ça un pro­jet. A cette période, j’ai vu com­biendes valeurs telles que la liber­té, la jus­tice et l’égalité exis­taient à l’intérieur même des gens. Mon père, qui était avo­cat, repré­sen­tait beau­coup de jeunes gens au tri­bu­nal. Les gens se réunis­saient tou­jours chez nous. C’était comme si la mai­son était un lieu de pas­sage pour tous et n’appartenait pas vrai­ment à notre famille. Par exemple j’ai été influen­cée par Behice Boran  en tant que femme… Elle venait très sou­vent à la mai­son elle aus­si. Le fait que les gens parlent constam­ment de poli­tique a aus­si contri­bué à for­ger mon carac­tère. Lorsque mon père était en pri­son, je suis entrée au Lycée Notre Dame de Sion. C’était une école pour filles. J’ai eu de la chance parce que le lycée  Notre Dame de Sion n’appliquait pas le pro­gramme impo­sé par le coup d’état du 12 sep­tembre. Là-bas, nous appre­nions la phi­lo­so­phie et la lit­té­ra­ture, nous lisions Sartre et Camus, nous avions beau­coup de débats. La petite fille de Kenan Evren, le com­man­dant qui avait mené le coup d’état mili­taire était avec nous à  Notre Dame de Sion.

Tu plai­santes… Quel genre d’étudiante étais-tu ?

Eh bien… j’étais la cham­pionne des puni­tions.  Nous publiions un jour­nal qu’on affi­chait sur les murs de l’école. Nous y fai­sions paraître des poèmes de Nâzim Hik­met sous des faux noms.

Com­ment le coup d’état mili­taire du 12 sep­tembre t’a‑t-il affec­tée ?

J’ai été très tou­chée parce que beau­coup de per­sonnes en quête de liber­té ont sou­dain dis­pa­ru. Tout le monde était arrê­té. Nous enten­dions tout le temps par­ler de tor­ture, de mort et d’évasions. La liber­té fait par­tie des choses pour les­quelles tu peux renon­cer à ta vie. Après cette période, nous vivions et par­ta­gions constam­ment l’excitation et l’enthousiasme de la liber­té.

Si nous devions com­mé­mo­rer Behice Boran… pour­rais-tu nous expli­quer quel genre de figure fémi­nine elle est pour toi ?

Behice Boran, m’a énor­mé­ment influen­cée. D’abord, elle est comme mon amie d’enfance. Ensuite, je pense que je n’ai com­pris son influence sur mon explo­ra­tion per­son­nelle qu’une fois que j’ai ter­mi­né mes études de socio­lo­gie.

Je sais qu’elle était capable d’être un sujet plu­tôt qu’un objet dans ses rela­tions per­son­nelles et je sais qu’elle était capable de gérer tous les domaines de sa vie. J’ai vu les rela­tions qu’elle a éta­blies avec des hommes du par­ti. Dans ce sens, elle avait l’image d’une femme forte pour moi. Tou­te­fois, ce n’est pas la seule image de femme qui m’ait influen­cée, puisque à cette époque, ma mère avait une grande place dans ma vie. Ma mère était éga­le­ment membre du CHP (Le Par­ti Répu­bli­cain du Peuple) mais en avait pris ses dis­tances. Elle votait pour le TIP (le Par­ti des Tra­vailleurs Turcs) mais elle n’en était pas membre. Notre phar­ma­cie était à Şaş­kin­bak­kal où tout le monde l’aimait comme une grande sœur.

En Tur­quie, les femmes phar­ma­ciennes sont des femmes posi­ti­vistes, en qui tout le monde a confiance, non ?

En par­ti­cu­lier les phar­ma­ciennes tra­di­tion­nelles qui aidaient les gens tout comme les méde­cins. J’ai gran­di dans une phar­ma­cie, notre mai­son en était très proche et j’avais l’habitude d’y tra­vailler avec ma mère. Les femmes parlent d’affaires pri­vées dans une phar­ma­cie, j’y ai enten­du tel­le­ment de choses, ça a été très ins­truc­tif pour moi. C’est parce que la phar­ma­cie était aus­si un salon de thé. Les per­sonnes y venaient pour par­ler, et ma mère avait une conscience aigui­sée des ques­tions de femmes. Déjà dans ses rela­tions avec mon père, ma mère ado­rait vivre et res­sen­tir le fait d’être une femme. Elle exis­tait en tant que femme et n’essayait pas de se le cacher.

Y a‑t-il eu d’autres femmes en dehors de ta mère qui t’aient influen­cée ?

Bien sûr. J’ai décou­vert Camille Clau­del en der­nière année de col­lège. Je me suis impré­gnée des expé­riences de Camille Clau­del et les ai absor­bées. En dehors de cela, j’ai vrai­ment été influen­cée par Sabi­ha Ser­tel. Elle était le même genre de femme que Behice Boran.

Et qu’en est-il des hommes ?

Lorsque j’étais au col­lège, je suis tom­bée amou­reuse du prof de théâtre qui était venu dans notre classe et j’ai eu une aven­ture avec lui. Bien sûr il était beau­coup plus vieux que moi. C’est l’une des plus impor­tantes rela­tions que j’ai eues. C’est la rela­tion dans laquelle j’ai vu ce que c’est que de connaître vrai­ment un homme et de voir la rela­tion entre la pre­mière impres­sion et ce qu’il est vrai­ment à l’intérieur. Cette rela­tion a été comme une école pour moi. Bien sûr notre rela­tion était bien dif­fé­rente de celle entre Camille et Rodin. Après un cer­tain temps, lorsque je me suis ren­due compte de ce qu’il était vrai­ment, j’ai com­men­cé à m’ennuyer. Il m’a cou­ru après, mais j’ai conti­nué à l’éviter. Toute l’école était au cou­rant. « Ton mec arrive », on me disait et je sor­tais par la porte de der­rière. Vivre ces expé­riences a été très impor­tant pour moi.

Tu as men­tion­né la grande dif­fé­rence entre l’impression que tu as d’un homme et ce qu’il est vrai­ment à l’intérieur… Par­lons un peu de cette image des hommes.

C’était mon amou­reux et pas du tout une mau­vaise per­sonne, mais il m’a mon­tré com­bien l’existence d’un homme était dif­fi­cile. La dif­fé­rence entre ce qu’il sem­blait être de l’extérieur et ce qu’il était lorsque nous étions seuls, le fait qu’il s’agissait de deux êtres dif­fé­rents avait beau­coup d’importance pour moi. Il était mon prof de théâtre, mon amant. Il était plus vieux que moi et il essayait de me recréer ou de me limi­ter entre les murs du bar­rage qu’il essayait de construire autour de moi. Il essayait de m’orienter vers ses propres dési­rs et était constam­ment dans une humeur qui signi­fiait « Tu es une chose magni­fique, que je vais entraî­ner du mieux que je peux ». D’un autre côté, il avait peur que je fran­chisse ces fron­tières qu’il avait tra­cées et que je m’en aille. J’ai décou­vert cette hypo­cri­sie lorsque nous étions seuls.

Est-ce que tu t’en es ren­due compte et ensuite tu l’as oublié à chaque fois que tu es de nou­veau tom­bée amou­reuse, comme tout le monde ?

Non, voi­ci ce que je pense. Ce qu’il faut par­ve­nir à gérer n’est pas cette per­sonne en par­ti­cu­lier. Je veux dire, bien sûr les per­sonnes ne sont pas des objets, chaque per­sonne est un sujet, mais il est pos­sible d’être à la fois sujet et com­plice. Il faut par­ve­nir à cela afin de pro­fi­ter des avan­tages de l’hégémonie. C’est peut-être après cette expé­rience que j’ai com­men­cé à res­sen­tir le besoin de com­prendre l’esprit et le contexte de la ques­tion de l’hégémonie.

Es-tu deve­nue fémi­niste suite à ce besoin ? Quand as-tu com­men­cé à te consi­dé­rer comme fémi­niste ?

Je me suis ins­crite en socio­lo­gie et c’est là que j’ai décou­vert le fémi­nisme. Je me consi­dé­rais comme une fémi­niste à cette période, mais le fémi­nisme n’était pas une prio­ri­té pour moi. J’apprenais et je me décri­vais comme une fémi­niste. J’ai lu Fou­cault, Bataille, Deleuze… Le dépar­te­ment de socio­lo­gie à l’Université de Mimar Sinan était tout à fait appro­prié pour cela. D’abord, j’ai com­men­cé par ques­tion­ner la vie et ensuite les ins­ti­tu­tions. J’ai com­men­cé à recher­cher la liber­té dans les concepts que je lisais et à com­prendre quelle tâche dif­fi­cile cela repré­sen­tait. Il n’y a pas qu’un seul obs­tacle pour deve­nir libre, tu ne peux pas juste l’éliminer et deve­nir libre.

Com­men­çons par les enfants vivant dans les rues. As-tu com­men­cé à tra­vailler dans la rue pour ton enquête de ter­rain ?

Non, je n’ai pas du faire un effort par­ti­cu­lier pour être en contact avec la rue. J’ai été en contact avec la rue depuis le lycée. Les gens de la rue étaient très dif­fé­rents de moi : tra­ves­tis, voleurs, toxi­co­manes, alcoo­liques, des gens qui vivaient de ce qu’ils trou­vaient dans les pou­belles, des étu­diants et des gitans ou des anar­chistes chan­tant dans les rues. Lorsque j’étais en licence, je me suis deman­dé si nous pou­vions éta­blir le contact avec eux. Lorsque je suis allée au lycée dans le quar­tier Tak­sim d’Istanbul, j’ai créé des liens avec eux pen­dant un temps. Je sor­tais des cours à 13h30 et je pas­sais du temps dans la rue avec eux jusqu’au soir. C’est pour­quoi j’avais beau­coup d’amis par­mi eux, cepen­dant mes amis ne s’appréciaient pas. Les tra­ves­tis n’aimaient pas les enfants des rues, et ces enfants des rues qui étaient accrocs au diluant n’aimaient pas les voleurs. Ensuite, les gens ont fini par se sup­por­ter parce qu’ils étaient tous mes amis. Avec ce que j’avais appris en socio­lo­gie, je leur ai dit que nous pou­vions créer un espace de com­mu­ni­ca­tion entre nous et avons alors ini­tié quelque chose de beau. Nous avons mis en place un ate­lier pour les artistes de la rue et nous l’avons fait sans aide finan­cière, nous avions trou­vé un lieu à Gala­ta­sa­ray. Tous les flics me connais­saient très bien : lorsqu’un enfant se fai­sait arrê­ter, c’est moi qui allais au poste de police m’occuper de cet de lui. Le res­pon­sable de notre dépar­te­ment de socio­lo­gie connais­sait le chef de la police, j’avais l’habitude de lui don­ner son nom. Après un temps, les flics ont com­men­cé à très bien me connaître et à me trai­ter comme Mère Thé­ré­sa. Ensuite, j’ai com­men­cé à pas­ser quelques nuits dans la rue et ça a été une expé­rience très impor­tante pour moi.

Tu as pas­sé quelques nuits dans la rue ? Peux-tu nous par­ler de ta pre­mière nuit ?

Un jour,  je racon­tais une his­toire aux enfants et ils m’ont deman­dé de res­ter avec eux cette nuit-là. Je leur ai dit que je le ferai, mais je leur ai deman­dé com­ment ils allaient me pro­té­ger : « On ne peut pas te pro­té­ger si tu t’habilles comme une fille ! », m’ont-ils dit. La rue où se trouve le Ara Café aujourd’hui et qui donne sur le Lycée Gala­ta­sa­ray était déserte à cette époque. Ils dor­maient là par terre tous ensemble. Et aus­si, il  y avait un autre lieu à Dol­ma­bah­çe où ils  étaient, en face du palais de Dol­ma­bah­çe, une sorte de parc. Bref, je leur ai dit que je ne pou­vais pas res­ter à Gala­ta­sa­ray cette nuit-là et que Dol­ma­bah­çe serait mieux. Nous allions dor­mir au parc de Dol­ma­bah­çe : « On te cache­ra »,  ils me disaient. Je leur deman­dais com­ment ils comp­taient faire ça parce que je n’étais pas si petite et que quelqu’un pour­rait remar­quer ma poi­trine en pas­sant. Ils avaient des vête­ments qu’ils por­taient lorsqu’ils men­diaient. Les enfants les por­taient par-des­sus leurs vête­ments, c’était un peu comme les cos­tumes d’une pièce de théâtre. Ils met­taient ces vête­ments pour men­dier ou bien les cachaient dans cer­tains endroits de la ville. Il y avait un endroit dans le parc der­rière Oka­dule où ces vête­ments étaient entas­sés. Il y avait plu­sieurs endroits où ils cachaient ces vête­ments, dont un à Galat­sa­ray. L’un des enfants a cou­ru cher­cher une veste et un pan­ta­lon à ma taille. Je n’ai pas enle­vé les vête­ments que je por­tais déjà  et j’ai mis ce pan­ta­lon et cette veste par-des­sus. J’ai aus­si atta­ché mes che­veux en arrière et mis un de leurs bérets et une cas­quette par-des­sus. Ils m’ont aus­si don­né un man­teau ample. J’étais assise dans ces loques avec ces enfants et per­sonne ne com­pre­nait que j’étais une femme. Les enfants m’ont dit qu’ils ne le diraient pas aux alcoo­liques de la rue. Ils m’ont dit que per­sonne ne devait le savoir parce que sinon, ils ne pour­raient pas me pro­té­ger. Et j’ai pas­sé la nuit avec eux jusqu’au matin, j’ai même un peu dormi…raconté des his­toires aus­si.

Ensuite, c’est deve­nu une habi­tude de res­ter avec eux la nuit une fois par semaine à Gala­ta­sa­ray.

Les matins des nuits que tu pas­sais dans la rue, est-ce que tu te réveillais avec un sen­ti­ment de liber­té ?

Lorsqu’on vit la vie, nous la vivons avec des codes mul­tiples et les cartes de la ville que nous avons des­si­nées sont stric­te­ment défi­nies. Les ren­contres que nous fai­sons sont défi­nies. La manière de croi­ser le regard des autres et notre façon de nous expri­mer est déter­mi­née. Sor­tir de ce cadre et regar­der la vie depuis là où tu dors, dans la rue, dans d’autres vête­ments, c’est incroyable. J’ai dor­mi dans beau­coup de coins de la rue Istik­lal et per­sonne ne m’a recon­nue. Peux-tu ima­gi­ner la beau­té de cela ? Avec le temps, cer­taines per­sonnes de la rue ont com­men­cé à me connaître.  Cer­tains alcoo­liques et men­diants ont accep­té ma pré­sence et je suis deve­nue intou­chable. Ca m’a don­né une grande confiance en moi. Un jour, j’ai été har­ce­lée, pas par quelqu’un que je connais­sais, mais quelqu’un d’autre. Le gars a été exclu et n’a jamais pu reve­nir à Istan­bul. La rue me pro­té­geait. Je res­sen­tais que je n’avais pas besoin de me trou­ver une mai­son et que je pou­vais tout aus­si bien dor­mir dans la rue. Cette confiance était incroyable. Des ren­contres incroyables ont lieu dans la rue et tu vois à quel point cha­cune d’entre elles est enri­chis­sante. Ensuite, tu penses à ton ancienne vie, à ces vies étroites d’esprit et tu ne veux jamais reve­nir à cela. Ce genre de ren­contres com­mencent à deve­nir plus impor­tantes pour toi. La rue est impor­tante et la mai­son aus­si. J’aime aus­si être à la mai­son et y vivre. Etre ins­tal­lée quelque part est sym­pa aus­si mais ne pas l’être est défi­ni­ti­ve­ment autre chose.

Nous avons lu Fou­cault, Deleuze et Der­ri­da mais nous n’avons jamais appli­qué leurs idées à nos vies dans ce sens. Tu as réus­si à appli­quer leurs idées à ta vie. Tu as éga­le­ment réus­si à être une uni­ver­si­taire, ce qui est aus­si inté­res­sant. Un grand atout pour le monde uni­ver­si­taire…

Dans mes pre­mières années d’étude de la socio­lo­gie, les sujets les plus en vogue étaient Fou­cault, Deleuze et le prin­cipe de « Dépla­ce­ment ». Cepen­dant il y avait une dif­fé­rence entre moi et les autres qui dis­cu­taient sur ces sujets. Ils se conten­taient de sor­tir de chez eux pour aller à l’école alors que je vou­lais lut­ter pour la liber­té, contre l’oppression et le coup d’état mili­taire du 12 sep­tembre. Donc, j’étudiais pour pou­voir appli­quer ce que j’étais en train d’étudier à la vie réelle. Je suis sor­tie major de ma pro­mo­tion. Je n’allais même pas aux cours régu­liè­re­ment. Ali Akai avait ouvert une expo­si­tion à ce moment-là à Tepe­baṣi qui était sur le point d’être repor­tée. Je ne pour­rai jamais oublier cette expo­si­tion. J’étais dans la rue à cette époque, même si j’étais juste une étu­diante. A cette époque, Süley­man Ulu­soy, le chef de la police de Beyoğ­lu, aus­si appe­lé « La Buse »[1]parce qu’il venait à bout des cri­mi­nels avec des tuyaux, avait mis encore une fois Beyoğ­lu sans des­sus-des­sous. Je lui ai dit que je devais emme­ner les enfants à une expo­si­tion parce qu’il y avait une expo­si­tion à leur sujet. Il m’a dit que je ne pou­vais pas faire ça parce que les enfants avaient fait ceci et cela. Je lui ai dit que l’exposition était à leur sujet et que toute l’école les atten­dait. J’ai fait sor­tir 30 gamins de pri­son, ils ont dési­gné un flic pour nous sur­veiller et nous sommes allés à l’exposition ensemble avec les flics. Le flic a regar­dé l’exposition et nous a lais­sés par­tir.  Nous sommes allés à l’intérieur, mais les enfants ont com­men­cé à cou­rir par­tout, à crier et tou­cher à tout. On nous a deman­dé de dire aux enfants de ne tou­cher à rien. Je leur ai répon­du de lais­ser les mains de la rue tou­cher à l’exposition.

C’est la contra­dic­tion évi­dente entre la vie et l’art… En fait, c’est ce qui est si dif­fi­cile à accep­ter, non ?

J’étais plus rebelle autre­fois. Main­te­nant, j’accepte les choses. J’ai com­men­cé à me ques­tion­ner plus pro­fon­dé­ment au regard de ce que je cher­chais en fai­sant ces choses. C’est parce que, quand on com­mence à cri­ti­quer les autres, on devient inca­pable de conti­nuer son propre voyage. Je dis, conti­nuons nos voyages.

C’est vrai ? Le tien est un voyage unique et extra­or­di­naire : à l’université, dans la rue, en pri­son, en pro­cès…

Oui, mais fina­le­ment, chacun‑e avance sur son che­min, vit ses contra­dic­tions et ses prio­ri­tés. Ain­si, ce qui res­sort de ces expé­riences, comme le sens don­né à la liber­té et l’amour, peut être dif­fé­rent pour chacun‑e. Cela étant dit, pen­dant le temps que j’ai pas­sé dans la rue, j’ai vécu quelque chose de très impor­tant. Tou­te­fois, ensuite, en 1996 l’incident de la rue Ülker a eu lieu.  Avant cela, j’avais déjà ren­con­tré des tra­vailleuses du sexe par hasard, ce que je ne détaille­rai pas ici. Après cela, les esclaves sexuelles, les tra­vailleuses du sexe, les pros­ti­tuées, peu importe com­ment on veut les appe­ler, ont com­men­cé à m’intéresser sérieu­se­ment. Ima­gi­nez un groupe de femmes qui doivent vivre avec pour iden­ti­té une insulte… Appe­ler quelqu’une, une pute ou une pros­ti­tuée reste une insulte après tout. Et elles le vivent, c’est leur tra­vail. Ca m’a paru vrai­ment être un far­deau. Ce qui m’a sem­blé pesant aus­si ce sont les femmes ven­dues et cho­si­fiées, et les flics qui atten­daient à leur porte etc. Après tout, il n’y a pas d’endroit où les corps des hommes sont ven­dus. Les hommes entrent, paient et baisent. Le gou­ver­ne­ment sou­tient cela et les femmes sont ven­dues dans ces mai­sons.

Quelle était ton inten­tion quand tu as com­men­cé à t’intéresser tout par­ti­cu­liè­re­ment à ces femmes ?

Je vou­lais les com­prendre. C’est ce qui m’importait. Ces femmes endurent de graves souf­frances. Mon inten­tion était de com­prendre ces souf­frances et de faire tout ce que je pou­vais pour elles. A cette époque, il y avait un syn­di­cat appe­lé Genel-İş. Cer­taines de ces femmes essayaient de se syn­di­quer à Genel-İş. Le gou­ver­ne­ment avait posé des vitres opaques aux fenêtres des mai­sons dans les­quelles elles tra­vaillaient. Les femmes ne pou­vaient pas se mon­trer et vou­laient que les vitres opaques soient reti­rées. J’ai été le témoin d’une exploi­ta­tion incroyable dans ce rap­port de pou­voir.

Il me semble que les condi­tions de tra­vail ne peuvent jamais être équi­tables ou justes…

Si, cela peut être amé­lio­ré. La femme qui tra­vaille comme tra­vailleuse du sexe là-bas  ne peut même pas ache­ter des olives dans le maga­sin qu’elle veut parce que tout est contrô­lé par la mafia… Les femmes croulent tou­jours sous des mon­tants de dette énormes. Par exemple, les fem­mesde Manu­kyan[2]tra­vaillent dans des condi­tions ter­ribles… les hommes ont des rela­tions sexuelles dans ces endroits puis retournent à la mai­son faire l’amour avec leurs femmes. Le gar­dien des mœurs dis­cri­mine la tra­vailleuse du sexe à l’extérieur, mais à l’intérieur de cette mai­son close, il a des rela­tions sexuelles avec elle. C’est l’hypocrisie dont je te par­lais au début de cette inter­view… Là-bas, j’ai vu cette hypo­cri­sie fla­grante. En fait, c’est des hommes dont j’étais la plus curieuse ; je vou­lais les regar­der. C’est parce que je crois en quelque chose. Je crois que l’on voit les choses dif­fé­rem­ment à chaque fois qu’on regarde cette chose d’un point de vue dif­fé­rent. Bon, nous ne pou­vons vrai­ment voir que peu de choses de là où nous nous situons habi­tuel­le­ment. J’ai vu cer­taines choses dans la rue. De là où les tra­vailleuses du sexe tra­vaillent, vous voyez une facette de la vie com­plè­te­ment dif­fé­rente, et j’ai pen­sé que c’était une expé­rience qui en valait la peine. C’est pour­quoi je suis allée à l’Hôpital pour les Mala­dies Véné­riennes et que j’ai pas­sé la nuit là-bas. J’ai remar­qué, par exemple, que les tra­ves­tis et les trans­sexuels pou­vaient s’exprimer plus faci­le­ment. Quand ils sont tous ensemble, on peut voir les dif­fé­rences entre les femmes et les tra­ves­tis… Ils étaient tous ensemble à l’Hôpital pour les Mala­dies Véné­riennes. Les tra­vailleuses du sexe qui étaient pla­cées en garde à vue au poste de police étaient emme­nées en prio­ri­té à l’hôpital et res­taient là pen­dant deux nuits. J’y res­tais avec elles. A cette époque, je sui­vais la bataille fémi­niste de loin mais je n’y par­ti­ci­pais pas acti­ve­ment. Pour­tant, toutes ces choses que je fai­sais consti­tuaient un grand périple à mes yeux, elles consti­tuaient une expé­rience et un appren­tis­sage incroyable.

Ce péri­pleal­lait éga­le­ment inclure l’incident de la rue Ülker…Parlons aus­si de l’expérience de la rue Ülker qui a été média­ti­sée comme une sim­pleo­pé­ra­tion de net­toyage.

Là, j’ai com­pris quelque chose d’une impor­tance capi­tale… J’ai enten­du de nom­breuses his­toires sur le concept du trans­genre. Jusqu’à la rue Ülker, je n’avais ques­tion­né le genre et la sexua­li­té que théo­ri­que­ment, mais cette expé­rience m’a per­mis d’acquérir une com­pré­hen­sion bien plus pro­fonde du sujet. Vou­loir être une femme en tant qu’homme…chacun avec, à l’esprit, une repré­sen­ta­tion dif­fé­rente de la femme. L’un d’eux disait : « J’aimais tri­co­ter la laine quand j’étais jeune. » Pour­tant, tri­co­ter n’est pas exac­te­ment un pas­sage obli­gé pour « être »  une femme… Nous avions l’habitude de ques­tion­ner beau­coup de choses ensemble. Beau­coup d’entre eux étaient en fait homo­sexuels mais avaient recours à des opé­ra­tions chi­rur­gi­cales pour se faire reti­rer le pénis. Puis, ils avaient réa­li­sé qu’ils n’étaient pas tra­ves­tis mais gais. Ils pen­saient être fem­meu­ni­que­ment parce qu’ils aimaient un homme mais en réa­li­té, ils ne se sen­taient pas femme. Il y a une dif­fé­rence entre un homo­sexuel et un tra­ves­ti, tu sais ? Un homo­sexuel peut être un homme ou une femme qui aime quelqu’un du même sexe. Cette per­sonne veut chan­ger de sexe. J’ai ren­con­tré beau­coup de trans­sexuelles les­biennes. Ou bien une femme veut être un homme et aime être avec des femmes. Ce que je veux dire, c’est que j’ai remar­qué la dif­fé­rence entre le sexe et la sexua­li­té. La sexua­li­té n’a rien à voir avec le sexe. C’est le désir de deux per­sonnes de deve­nir une phy­si­que­ment et de s’aimer l’une l’autre. C’est de la chi­mie. Cela ne doit pas néces­sai­re­ment avoir lieu entre per­sonnes de sexe oppo­sé. Comme je l’ai dit, il y a des hommes qui se sentent femmes et subissent des opé­ra­tions chi­rur­gi­cales pour deve­nir des femmes tout en aimant être avec des femmes. De quelle forme de rela­tion s’agit-il alors ? De prime abord, j’ai pen­sé que c’était un homme qui regret­tait d’avoir subi cette opé­ra­tion et qui aimait les femmes parce que l’homme en lui s’était réveillé. Main­te­nant, j’ai réa­li­sé que ce n’était pas ça.

Ce que tu as vécu cor­res­pond exac­te­ment aux sujets en débat dans les cri­tiques posées par la 3ème géné­ra­tion fémi­niste, n’est-ce pas ?

Oui, abso­lu­ment. C’est ain­si depuis le début. J’ai tou­jours étu­dié des gens qui avaient été oppri­més d’une façon ou d’une autre. Tout d’abord, les his­toires de vie autour de ce sujet de la sexua­li­té ont consi­dé­ra­ble­ment enri­chi mon uni­vers. Ensuite, j’ai de nou­veau ren­con­tré cette chose qu’on appelle hypo­cri­sie… Par exemple, je suis res­tée dans les mai­sons où les tra­vailleuses du sexe tra­vaillent. Les clients entraient mais ne me voyaient pas. Il y  avait deux pièces côte à côte. Il y avait un miroir sans teint entre les pièces. Je regar­dais tout au tra­vers du miroir. Je ne regar­dais pas ce qui se pas­sait à l’intérieur mais la phase de négo­cia­tion. J’ai par­lé de ce miroir dans le der­nier cha­pitre de Masques, Cava­liers et Gacı. Pour moi, ce miroir[3]était en réa­li­té le miroir de la vie. Der­rière ce miroir, j’ai vu beau­coup de gens que je connais­sais. J’ai don­né ma parole que je ne dirais à per­sonne que je les avais vus là. Ce n’était pas des amis très proches mais de nom­breux hommes que je voyais à l’occasion. Il y en avait par­mi eux qui m’avaient dit : « Ne t’occupe pas des tra­ves­tis, fais des choses plus impor­tantes. »

Les masques ?

Oui, les masques. C’est pour cette rai­son que le titre du livre est Masques, Cava­liers et Gacı. Donc, le masque était là-bas d’une impor­tance capi­tale. Quand ces négo­cia­tions avaient lieu, par exemple, les clients ouvraient son entre­jam­be­pour voir si elle avait subi une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale pour se faire reti­rer le pénis ou pas. Si elle n’avait pas subi d’opération, c’était plus cher. Si elle en avait subi une, c’était moins cher. J’ai vu toutes sortes de choses. Tel­le­ment de choses remontent à la sur­face dans les allées sombres de la vie.

Les psy­cho­thé­ra­peutes expliquent que le monde des fan­tasmes est très impor­tant. Quand un homme désire être avec un autre homme pour­vu d’un pénis et habillé comme une femme, et passe réel­le­ment à l’acte, n’est-ce pas impor­tant au nom de la liber­té ? Ne fait-il pas preuve de cou­rage d’entrer dans ces endroits pour suivre ses dési­rs ?

Les hommes le font de façon hypo­crite. En réa­li­té, il veut être avec un homo­sexuel mais n’ose pas aller dans un bar gay. A la place, il a des rela­tions sexuelles avec un tra­ves­ti sous cou­vert d’être avec une femme. Les his­toires de sexe que les filles m’ont racon­tées sont très inté­res­santes en ce sens. Entre temps, je suis res­tée avec elles pour évi­ter les des­centes dans les mai­sons. Cela dépen­dait du fait que j’étais une turque blanche, pas une étran­gère comme elles, et que Süley­man la Buse me connais­sait. La rue Ülker était en train d’être net­toyée, tu sais…elles pen­saient que ce serait bien si j’étais là-bas pen­dant cette période. C’est aus­si parce que de nom­breuses choses étaient inter­dites aux filles qui tra­vaillaient là-bas. Elles n’avaient pas le droit d’acheter grand-chose à l’épicerie. Il y avait un embar­go. J’allais à l’épicerie et leur ache­tais du thé, du sucre et des trucs comme ça. C’était une période étrange. Il n’y avait per­sonne pour les aider.

D’abord, les enfants des rues, ensuite les tra­vailleuses du sexe, les tra­ves­tis et les trans­sexuels… Ne t’es-tu jamais sen­tie comme une étran­gère, une « autre » au milieu des tels amis ? De plus, tu es éga­le­ment une turque blanche, après tout, tu étais l’enfant de parents qui avaient fait car­rière et habi­taient à Kalamış, un quar­tier pri­vi­lé­gié d’Istanbul ? Donc, com­ment t’es-tu confron­tée à ton « autre » ? Tu as du inévi­ta­ble­ment pro­je­ter ton «  autre » et tes idées sur eux…

C’est pos­sible mais mes ren­contres avec eux n’avaient jamais lieu au tra­vers d’études de ter­rain ou de pro­jets. D’une cer­taine façon, nous nous sommes véri­ta­ble­ment ren­con­trés. Après tout, j’étais une gau­chiste, il y avait tou­jours des mani­fes­ta­tions à l’écoleet j’y par­ti­ci­pais. Je m’attirais tou­jours des ennuis et me retrou­vais sans argent. Par exemple, je me sou­viens que je fumais des ciga­rettes appe­lées « 2000 lumières », elles étaient dif­fi­ciles à trou­ver. Les gens que je connais­sais dans la rue avaient l’habitude d’économiser le plus pos­sible et m’en don­naient quand je les voyais. Donc, oui, j’étais de gauche des pieds à la tête. Pour moi, la chose pri­mor­diale est de vivre dif­fé­rentes expé­riences avec dif­fé­rents rap­ports de pou­voir. On devient juste aus­si pro­fond que les expé­riences qu’on a tra­ver­sées. On ne connait pas les autres expé­riences et en consé­quence, la per­cep­tion du pou­voir dans celles qu’on a vécues devient inévi­ta­ble­ment celle qui est évi­dente pour nous. Quand on vit de telles expé­riences, on tra­verse soi-mêmede réels bou­le­ver­se­ments, et notre per­cep­tion du moi change, notre métho­do­lo­gie change. On peut se ser­vir de cette expé­rience et regar­der la vie à tra­vers un prisme tota­le­ment dif­fé­rent. C’est impor­tant d’être capable dese trans­for­mer. Cette pro­blé­ma­tique autour de la simi­li­tude des dif­fé­rences n’a rien à voir avec l’idée post­mo­derne que nous devrions nous ras­sem­bler et vivre heu­reux pour les jours à venir, au contraire, c’est quelque chose qui change les rap­ports entre les gens. Par exemple, si la pro­blé­ma­tique qui nous inté­resse est les rap­ports de pou­voir entre les femmes et que notre sujet est le fémi­nisme, c’est aus­si quelque chose que je peux trans­for­mer.

Les masques… Penses-tu que les femmes turques blanches de la classe moyenne uti­lisent aus­si des masques ? Ne sont-elles pas alors au moins aus­si hypo­crites que les hommes ?

Par­fai­te­ment … C’est la forme de rejet que je vou­lais effec­tuer de toute façon. J’ai reje­té tout ce qui concer­nait mon niveau social. Je me suis dit : « je ne devien­drai jamais uni­ver­si­taire. » C’est là que le pro­verbe : « la vie est l’activité uni­ver­si­taire la plus impor­tante » prend tout son sens. Puis, j’ai pris conscience que la plu­part des phi­lo­sophes ou des pen­seurs qui m’avaient influen­cée n’avaient pas non plus eu de pas­sé en tant qu’universitaires mais, à la place, avaient vécu cette vie.

Jean Genet, par exemple ?

Par exemple… J’ai été pro­fon­dé­ment influen­cée par Jean Genet. Sartre n’est pas à pro­pre­ment par­ler un uni­ver­si­taire clas­sique non plus. Ni Fou­cault, ni Bataille…Ils ne sont pas res­tés confi­nés dans les limites du sché­ma clas­sique. Ils sont sor­tis de ce sché­ma clas­sique et ont vécu des expé­riences qui leur ont per­mis de com­pa­rer et de fon­der d’autres ins­ti­tuts, d’autres envi­ron­ne­ments en dehors de l’université. Ensuite, ils ont pu créer leurs domaines indé­pen­dants. J’ai rêvé d’un endroit où de telles ren­contres auraient lieu, où la connais­sance ne serait pas ins­ti­tu­tion­na­li­sée à l’intérieur des fron­tières de la vie sociale mais se pro­pa­ge­rait direc­te­ment et libre­ment au sein de la socié­té.

Quel regard portes-tu sur les expo­si­tions d’art contem­po­rain dont les thèmes sont la rue et « l’autre » ?

Elles me semblent dépour­vues de sens. En fait, plus que dépour­vues de sens, elles sont, à mes yeux, por­teuses d’une cer­taine forme de vio­lence. De telles expo­si­tions objec­ti­vent­la matière de leur sujet parce qu’elles le caté­go­risent de façon inhé­rente. Un pho­to­graphe du maga­zine Atlas va une fois au Tibet. Là-bas, il ren­contre une tri­bu. Tous les hommes et les femmes sont vêtus de façon colo­rée. Le pho­to­graphe apprend que la tri­bu voue un culte au soleil. Il apprend que la tri­bu se réveille quelques heures avant le lever du soleil pour se pré­pa­rer à accueillir le soleil. Comme le soleil a une grande valeur pour eux, tout le monde revêt sa plus belle parure. C’est beau ; leur concep­tion de la parure, c’est la cou­leur… La parure, c’est comme un culte pour eux. Ils pensent que le soleil les trai­te­ra à la hau­teur de leur parure ;ils saluent le soleil de façon admi­rable. Le pho­to­graphe fran­çais prend tout de suite son appa­reil-pho­to et dit : « je vais pho­to­gra­phier ça. ». Cepen­dant, le chef de la tri­bu lui dit de ne pas prendre de pho­tos tout de suite, de ran­ger son appa­reil et de s’asseoir. Il emmène le pho­to­graphe dans une tente et lui demande de boire du thé et de se repo­ser. Il y a un vieil homme à l’intérieur de la tente. Son visage est cou­vert de rides. Il a tant de rides que son visage res­semble à celui d’un man­da­rin …Il a une longue et fine barbe. Le pho­to­graphe jette un œil autour de lui et voit une pho­to au mur. C’est une pho­to d’Engels. Le pho­to­graphe fran­çais est frap­pé de sur­prise. Il trouve inté­res­sant que ces per­sonnes aient une pho­to d’Engels au mur même s’ils ne sont pas maté­ria­listes et vouent un culte au soleil, et veut prendre en pho­to le vieil homme. Le vieil homme lui dit : « Vous, les hommes blancs, vou­lez d’abord nous prendre en pho­to, vous nous repé­rez puis venez inter­fé­rer dans nos cou­tumes. Nous ne vou­lons pas que vous nous pre­niez en pho­to. ». C’est ce qu’a écrit le pho­to­graphe dans son article… Il n’a, à l’évidence, pas  vrai­ment été tou­ché par ces paroles parce qu’il a conclu son article en écri­vant que ça avait véri­ta­ble­ment été une vision magni­fique et qu’il était déçu de ne pas avoir pu la pho­to­gra­phier. Par contre, j’ai été énor­mé­ment émue par les paroles de ce vieil homme. C’est la manière dont cer­tains artistes abordent les choses… Il y a beau­coup de pro­jets sur Istan­bul… Y en a‑t-il aucun par­mi ces pro­jets cultu­rels qui arrive à la che­ville des habi­tants d’Istanbul ? J’en doute. Des pla­te­formes pour les médias ont été construites à İkit­elli. C’est aus­si un endroit où il y a beau­coup de bidon­villes. Le jour­na­lisme est une bran­chede la com­mu­ni­ca­tion mais ces pla­te­formes n’ont jamais rien eu à faire avec les bidon­villes. Ils sont tous tel­le­ment iso­lés les uns des autres… tout comme les pri­sons de type F… Fou­cault déclare qu’on peut com­prendre com­ment une socié­té est bâtie en obser­vant ses pri­sons… La concep­tion des pri­sons de type F a de nom­breux points com­muns avec la concep­tion urbaine. A une autre époque, quand j’étais en pri­son, il y avait le sys­tème des quar­tiers. Vous pou­viez pas­ser d’un quar­tier à l’autre et res­ter dans le quar­tier que vous vou­liez jusqu’à la nuit. Peu impor­tait que vous soyez un homme ou une femme…vous pou­viez aller dans n’importe quel quar­tier.

Com­bien d’années es-tu res­tée en pri­son ?

Pas beau­coup, seule­ment deux ans et demi. Mon père a pas­sé plus de temps en pri­son que moi, je n’ai pas pu battre son record. Il y est res­té quatre ans.

Tu vou­lais battre son record ?

Cer­tai­ne­ment pas, pour­quoi ça ?

Qu’est que ça fait à quelqu’un qui a dor­mi dans les rues d’aller en pri­son ?

Je l’ai vrai­ment mal pris. Tout le monde pen­sait que je ne serai pas capable de le sup­por­ter. On ne m’avait jamais autant impo­sé de res­tric­tion aupa­ra­vant. Ni ma famille, ni la socié­té. C’était vrai­ment dur pour moi. En pri­son, j’ai lu un livre inti­tu­lé « La Défense attaque…»[4]. Ce livre raconte que, quand quelqu’un est condam­né à la peine capi­tale et est plus tard gra­cié, il passe le reste de sa vie dans un état d’esprit tota­le­ment dif­fé­rent et devient une per­sonne plus docile. C’est pour­quoi j’ai essayé de vivre la pri­son de la même manière que la vie à l’extérieur. Je lisais et je tra­vaillais. Au lieu de cas­ser les murs, je fai­sais sem­blant qu’ils n’existaient pas. J’ai essayé très fort de ne pas me sen­tir ain­si et de résis­ter psy­cho­lo­gi­que­ment. Quand j’ai lu ce livre, j’ai déci­dé que je ne serai jamais comme ça.

Y a‑t’il des dif­fé­rences entre les hommes et les femmes en pri­son ?

Oui, j’ai par­ta­gé des expé­riences vrai­ment impor­tantes avec des femmes qui étaient com­plè­te­ment dif­fé­rentes de moi. J’ai été le témoin d’une prise de conscience signi­fi­ca­tive qui s’était déve­lop­pée chez les femmes autour du mou­ve­ment kurde. Elles ont tra­ver­sé des expé­riences capi­tales au nom de la liber­té. Il y avait ce type de femmes dans nos quar­tiers et elles racon­taient com­ment elles avaient tout d’abord essayé de faire comme les hommes, en por­tant des charges lourdes afin de s’éprouver elles-mêmes, et com­ment, plus tard, elles avaient toutes eu des her­nies dis­cales, et com­ment elles pou­vaient exis­ter d’une manière dif­fé­rente et com­ment elles s’étaient orga­ni­sées entre elles. Ces ren­contres ont été béné­fiques pour moi. J’ai res­sen­ti que j’avais besoin de déve­lop­per la pro­fon­deur d’approche et la richesse que le fémi­nisme apporte à tous les champs d’étude et d’approfondir cette connais­sance à l’intérieur de mon être.

Inter­vie­wer : Ayşegül Sön­mez
Tra­duc­tion turc-anglais : Liz Ama­do
Tra­duc­tion  anglais- fran­çais : Julie Mil­ls + Lucie P

 

[1]Note de Tra­duc­tion : « hose » désigne un tuyau en fran­çais,  la buse étant un gros tuyau.

[2]« Matild Manu­kyan tenait entre 32 et 41 bor­dels (offi­ciel­le­ment 14) — per­sonne n’a jamais su le nombre exact — tous à Istan­bul et presque tous situés dans le quar­tier his­to­rique de Karaköy, près de la célèbre tour Gala­ta. » (http://www.lepost.fr/article/2010/03/18/1994007_mathilde-manoukian-la-madam-des-maisons-closes-d-istanbul.html)

[3]« Com­ment des regards emplis de tant de dési­r­peuvent-ils deve­nir si sou­dai­ne­ment vul­gaires ? Si sou­dai­ne­ment ! Le pro­pos est de faire la lumière sur ce qui se cache der­rière ce mot « sou­dai­ne­ment ». Les filles me disent qu’elles ont vu la plu­part de ces hommes nus. Que signi­fie cela ? L’homme qui regarde, insulte et se désha­bille. Que fontces hommes et quand ? J’ai recon­nu l’un d’entre eux à sa mous­tache. Il était dans cette mai­son hier. Il était dans une mai­son de tra­ves­tis. Main­te­nant, il parle à la tenan­cière des tra­ves­tis. Il pro­fère des injures…»

« Qu’est-ce que les gens retirent en plus de leurs vête­ments ? Der­rière les murs, sur les che­mins de la socié­té qui conduisent vers la Terre, les corps qui pro­pagent la vul­ga­ri­té cherchent-ils l’immortalité en invo­quant la mort ? Puisqu’aucune affec­tion sin­cère n’est par­ta­gée dans ces chambres où les gens sont les uns avec les autres, cette recherche finit-elle tou­jours dans la frus­tra­tion ? La seule chose vécue dans ces chambres est- elle de la décep­tion ? Le sperme sent-il la mort ? Est-ce donc là le pro­pos de toutes ces luttes ? ».

Masks Cava­liers Gacı, İst­ikl­al Kita­be­vi Publi­shing, Istan­bul, 2007, P.266.

[4]Jacques Verges, « la Défense attaque », Edi­tions Métis, tra­duc­tion en Turc : Vinet Kanet­ti, 2006.





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu