A l’occasion du festival Un week-end à l’Est, qui met à l’honneur Erevan, en partenariat avec « le Nouvel Obs », la sociologue et militante turque Pinar Selek nous a fait parvenir ce texte sur les raisons de soutenir l’Arménie.
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Les Arménien·ne·s ont perdu. Depuis longtemps. Puisqu’ils·elles ont perdu, leurs voix sont inaudibles. Et là, c’est terrible de dire que « la vie continue ». Dans cette expression, la vie prend le sens du pouvoir. Sans pouvoir, les êtres n’arrivent pas à vivre. Quelle sorte de vie continue-t-elle alors ? Celle de l’injustice. Quand on est dans l’altérité de la défaite, la vie qui continue nous condamne à la terrible expérience de l’injustice.
Je ne suis pas arménienne. Et si l’on n’est pas arménienne pourquoi défendre l’Arménie ? Ce petit pays rempli de pierres, sans ressource, sans pouvoir militaire, sans pouvoir financier, sans pouvoir géostratégique. C’est plus profitable de s’approcher de ses adversaires qui sont riches et qui profitent des fortes alliances internationales.
Mais alors pourquoi faut-il continuer à tenir la main de ce pays perdant ?
Pour plusieurs raisons. Il faut soutenir l’Arménie parce que, avant tout, ce monde à une dette de justice envers les Arméniens. Chaque fois qu’on oublie cette justice en pensant qu’il n’y a pas d’intérêt, nous nous confrontons à la banalisation de l’insupportable. C’était le cas en 1915, qui avait encouragé Hitler [c’est en 1915 que débute le génocide arménien commis par les Turcs ottomans pendant la Première Guerre mondiale]. Il y a quelques mois, la déportation de centaines de milliers d’Arméniens d’Arstak a banalisé les violences extrêmes que nous suivons aujourd’hui.
Il faut soutenir l’Arménie, parce que c’est le seul pays démocratique de cette région. Il faut soutenir l’Arménie où les femmes et les minorités de genres peuvent s’organiser librement. Parce que ce pays, entouré des dictatures, essaie de construire une vraie démocratie en s’appuyant sur sa société civile. Il faut soutenir l’Arménie, parce que ses adversaires oligarchiques imposent la barbarie et l’obscurantisme à notre monde.
C’est aussi notre dette envers notre grand résistant Manouchian qui est au Panthéon. Il avait deux pays. L’Arménie et la France. Il a défendu la France et aujourd’hui c’est à nous de défendre l’Arménie. Le moment est difficile. La barbarie n’a pas de limites. Mais Manouchian nous a appris que les difficultés surmontées collectivement renforcent la cohésion des démocraties.
Je ne suis pas arménienne et je défendrai l’Arménie jusqu’au bout. Parce que je ne m’habitue pas à l’injustice. Ma vie doit continuer avec des lumières, des couleurs, des amours. Alors, je participe à la construction d’un monde dans lequel j’aurai l’honneur d’habiter.
Nous avons surtout intérêt à la dignité, à la liberté, à la justice.
En défendant l’Arménie nous défendons notre dignité. Et la dignité n’a pas de prix…
Bio express
Née en 1971 à Istanbul, Pinar Selek est sociologue, militante féministe et pacifiste. Ses travaux et ses combats portent sur les droits des minorités et des exclus de la République turque. Accusée à tort d’un attentat qui n’a jamais eu lieu en juillet 1998, sa vie bascule dans un invraisemblable imbroglio judiciaire dont les suites se prolongent encore vingt ans après malgré quatre acquittements. Pinar Selek est exilée depuis 2011 en France, où elle poursuit sa carrière universitaire à Nice. Elle a récemment publié « Parce qu’ils sont arméniens » (Liana Levi, 2023) et « le Chaudron militaire turc. Un exemple de production de la violence masculine » (Des femmes-Antoinette Fouque, 2023). Elle participera notamment à la rencontre « Parce qu’ils sont Arméniens », à l’Espace des femmes – Antoinette Fouque (35, rue Jacob, Paris 6e), samedi 23 novembre de 16 heures à 17 heures.