Le nouveau roman de Pinar Selek

Entre­tien avec Pinar Selek par Rana Senol,

Agos, 27 mai 2011, à pro­pos de la paru­tion du roman Yol­ge­çen Hanı 1.

Les per­son­nages de Yol­ge­çen Hanı portent la souf­france de cette terre”

Accu­sée d’être l’au­teur de l’at­ten­tat du Mar­ché égyp­tien en 1998, empri­son­née et condam­née à la pri­son à per­pé­tui­té, la socio­logue Pinar Selek a pas­sé les plus belles années de sa vie dans les tri­bu­naux de grande ins­tance ; mal­gré tout, elle nous offre un pre­mier roman plein d’es­poir. Yol­ge­çen Han, publié le mois der­nier chez Ile­ti­sim, fait revivre les années qui ont sui­vi le coup d’E­tat du 12 sep­tembre 1980. C’est un récit qui met en scène des per­sonnes très diverses, dans un quar­tier mêlé ; leurs his­toires sont faites d’a­mour, de tris­tesse, d’es­poir, de nos­tal­gie. Mal­gré ce qu’a vécu Pinar Selek, — ou peut-être en rai­son de cela – c’est un livre colo­ré comme la vie, qu’on ne pose pas avant de l’avoir ter­mi­né.

RS — Pour­riez-vous évo­quer briè­ve­ment la période au cours de laquelle vous avez écrit Yol­ge­çen Hanı ?

PS — Lorsque je suis arri­vée en Alle­magne, il y a deux ans, Yol­ge­çen Hanı a pour ain­si dire explo­sé en moi. J’ai res­sen­ti une dou­leur infi­nie. Mais j’ai écrit pas­sion­né­ment, aux prises avec l’émotion et la souf­france, et dans un état de bon­heur étrange, cap­tée par l’é­cri­ture qui a ren­for­cé la vie en moi. En fait, j’avais ce livre en tête depuis lon­gemps, et peu à peu cela s’est tra­duit en mots ; ce livre a été conçu, le voi­ci qui est né, et j’en suis très heu­reuse.

RS — Le livre se déroule dans deux quar­tiers : Bos­tan­ci et Yedi­kule, mais sur­tout Yedi­kule… Com­ment avez vous pu les décrire aus­si bien ?

 PS — J’ai gran­di à Istan­bul. Et je n’ai jamais res­sen­ti de limites dans cette ville. J’ai croi­sé beau­coup de vies. C’est à Bos­tan­ci que j’ai gran­di, c’est là que je me suis for­mée. Je connais bien ses par­ti­cu­la­ri­tés, le charme un peu reti­ré de la vie qu’on y mène. Et j’ai pas­sé beau­coup de temps à Yedi­kule. Mais si ce quar­tier a une telle impor­tance dans mon texte, c’est parce que j’y ai vécu, j’y ai fait des ren­contres très fortes que je vou­lais par­ta­ger.

RS - Dans le roman, Elif est la seule per­sonne qui parle d’elle-même. Les autres appa­raissent à la 3e per­sonne du sin­gu­lier, on les observe de l’extérieur. Est-ce à dire que vous vous iden­ti­fiez à Elif ?

PS — Le per­son­nage d’E­lif ne me res­semble pas. Nous n’a­vons pas du tout la même per­son­na­li­té. Mais nous avons un point com­mun : son père a été empri­son­né éga­le­ment, et elle était enfant à l’é­poque du coup d’État du 12 sep­tembre 1980. Mais j’ai eu plus de chance qu’Elif car j’ai pu fran­chir ces années noires aux côtés de ma mère, de ma soeur et de tous nos amis. Mais j’ai choi­si une route bien dif­fé­rente. Il y a un peu de moi-même dans le per­son­nage de Hasan, et dans celui de Rafi, et même dans celui de Sema. Et beau­coup des per­son­nages que vous avez croi­sés dans le roman, comme Elif et Fiko, ont réel­le­ment fait par­tie de ma vie. Ce sont des cama­rades de pri­son. J’ai écou­té leurs expé­riences, j’ai par­ta­gé leurs peines. Aucun per­son­nage ne coïn­cide exac­te­ment avec une per­sonne réelle, mais tous sont des humains qu’on pour­rait ren­con­trer en Tur­quie, qui portent les marques de cette terre.

RS — L’a­mi­tié entre Rafi et Hasan m’a fait pen­ser aux liens ensor­ce­lés entre Rumi et Chams2. Proches de l’a­mour, au-delà de l’a­mi­tié, une rela­tion fon­dée sur l’ad­mi­ra­tion mutuelle. Rafi étant armé­nien, et Hasan étant turc, y a‑t-il une fonc­tion cachée dans le texte ?

PS — Je n’ai pas tel­le­ment pen­sé à Rumi et Chams en écri­vant l’his­toire de Hasan et Rafi. J’ai plu­tôt pen­sé à Karin [Kara­kas­li]. Pen­dant des années, nous avons été l’âme-sœur l’une pour l’autre. Karin ne res­semble pas au per­son­nage de Rafi, mais nous avons vécu éga­le­ment une ami­tié qui ne rentre pas dans le cadre des mots exis­tants. Notre his­toire est celle d’un par­tage ; c’est une pro­fonde écoute mutuelle, et le par­tage de tout ce que nous avions qui nous a pro­té­gées des souf­frances pas­sées, des pro­blèmes qui nous atten­daient, des misères qui s’étalaient sous nos yeux, et de la sépa­ra­tion. Sans se le dire, nous nous sommes tirées l’une l’autre de ce tour­billon qu’on appelle « les contraintes his­to­riques », nous l’avons fait sans détours, et tout natu­rel­le­ment.

Bien sûr, ce roman n’est pas seule­ment celui de l’amitié entre Rafi et Hasan ; Artin et Cemal, ain­si que beau­coup d’autres, sont unis par des liens solides comme la pierre. Mal­gré tout ce que j’ai subi, je suis res­tée debout grâce à ces ami­tiés. Mon secret, c’est l’amour, et j’ai vou­lu le par­ta­ger. C’est ce que dit la chan­son : « La beau­té sau­ve­ra le monde, toute chose com­men­ce­ra par l’amour ». Mais l’amour est une chose bien dif­fi­cile.

Lorsque Hasan fait la connais­sance de Rafi, il s’interroge. Il inter­roge l’histoire – Komi­tas 3 et tout ce qu’il ignore, l’histoire qui ne lui a pas été ensei­gnée à l’école. A l’école fran­çaise, il était sur les mêmes bancs que ses cama­rades armé­niens, mais il n’a jamais pu les appro­cher. Il remet en cause leur image. Il entre­prend alors dans un voyage dans l’histoire et dans son pré­sent, pour se rap­pro­cher de Rafi, de son ami, de ses souf­frances. Pour goû­ter aux fruits de son pom­mier d’Arménie, il doit prê­ter une voix à son souffle et pen­ser, réflé­chir… Dans une époque d’individualisme, de ségré­ga­tion, de dis­cri­mi­na­tion, l’amitié est évi­dem­ment dif­fi­cile. Mais c’est beau, c’est mira­cu­leux…

RS- “Gorille” est un enfant de la rue, Hande est une pros­ti­tuée… Ce sont des per­sonnes que vous avez croi­sées au cours de votre vie qui vous ont ins­pi­ré ces per­son­nages  ?

PS — Oui. Tous les per­son­nages du roman portent les traces de per­sonnes qui, d’une manière ou d’une autre, sont entrées dans ma vie. Je ne vou­lais pas écrire sur des choses que je n’aurais pas connues, res­sen­ties, inté­rio­ri­sées.

RS- Ce sont les ate­liers de rue qui ont ins­pi­ré Yolge­çen Hanı ? Un tel ate­lier ne pour­rait-il pas revoir le jour ?

PS — Ça, c’était notre “Yol­ge­çen hanı”. Ma voie est celle que beau­coup ont sui­vie, c’est celle de Yol­ge­çen Hanı. C’était le ter­ri­toire de ceux que la socié­té a reje­tés ! Et qu’est-ce qu’on a fait ? On a essayé de rendre à la vie tout ce qui avait été jeté au dépo­toir. On a eu beau­coup de mal au début. C’étaient des gens avec qui je par­ve­nais à entrer en rela­tion indi­vi­duel­le­ment, mais qui res­taient dis­tants les uns des autres. Ils ignorent com­ment faire durer une rela­tion, com­ment tis­ser des liens mal­gré ce qu’ils subissent, les agres­sions, l’exclusion. Ils ont retrou­vé la vie par l’art, nous avons fait éclore des fleurs, nous avons semé. En peu de temps, ce tout petit lieu, notre théâtre de rue, et tout ce qui était pro­duit, les masques, les pote­ries, les objets en plâtre, les des­sins, tout cela a été connu par­tout. On s’est mis à expo­ser dans la rue les pro­duc­tions de l’atelier, et on a lan­cé une revue, Misa­fir [L’Invité]. On dit tou­jours que la télé et la vie urbaine ont tué l’hospitalité… Nous avons sim­ple­ment per­mis à ceux qui ne pou­vaient faire entendre leur voix de s’inviter dans la mai­son des autres. Nous avons tiré à 3 000 exem­plaires, rapi­de­ment épui­sés grâce aux lien tis­sés dans la rue. Chaque jour, des dizaines de per­sonnes venaient nous voir, la porte était ouverte à tous, et la nuit, l’atelier était aus­si une refuge pour les enfants des rues, les tra­ves­tis sans domi­cile. C’était un lieu de ren­contre, de fusion. Toute per­sonne en dif­fi­cul­té pou­vait s’adresser à nous. Avant tout, ceux qui avaient été reje­tés, agres­sés devaient apprendre, à l’atelier, la confiance dans les autres et en eux-mêmes.

Et ce qui devait arri­ver est arri­vé. Alors qu’on com­men­çait à conso­li­der ce qui était fait, je suis tom­bée dans ce fameux com­plot du Mar­ché aux épices, et j’ai été consi­dé­rée comme le pre­mier rôle de l’histoire. C’était avant tout une attaque contre ce jar­din créé dans la boue, cette source dans le désert.

RS- Ce serait une belle chose de pou­voir créer en Tur­quie des jar­dins sem­blables à celui qu’Elif a créé au cours de sa vie d’exilée, un jar­din où les migrants, les chô­meurs, les sans-logis pour­raient plan­ter, semer, et où l’on ferait une cui­sine com­mune ? Un tel pro­jet existe-t-il ?

PS — Oui ! Ces jar­dins ne sont pas ima­gi­naires ! Il y en a beau­coup en Alle­magne, et ça fonc­tionne ! Il y en a même qui sont tenus par des femmes. Il est vrai qu’ils sont sou­vent ins­ti­tu­tion­na­li­sés, orga­ni­sés, ins­tru­men­ta­li­sés même par les pou­voirs qui pensent ain­si récol­ter les voix des étran­gers, des ouvriers. Mais les jar­dins contrô­lés par les milieux alter­na­tifs forment une expé­rience impor­tante. Ce serait mer­veilleux que ce genre de jar­dins se répande en Ana­to­lie, en Méso­po­ta­mie ! Que ceux qui par­tagent ce rêve se ras­semblent ! Ensuite ce sera facile !

RS- En tant qu’écrivain et socio­logue, et compte tenu de ce que vous avez vécu, où va la Tur­quie d’après vous ? Dans un ave­nir proche, peut-on espé­rer des amé­lio­ra­tions dans le domaine des iden­ti­tés, des sous-iden­ti­tés dans le pays 4 ?

PS — Je suis opti­miste. Depuis vingt ans, le pays connaît un éveil qui ne peut être sous-esti­mé. Des véri­tés enter­rées, cou­lées sous une masse de béton, res­sortent l’une après l’autre au grand jour. Ceux qui ont assez d’intelligence et des moyens d’expression com­ment à déchi­rer l’espèce de cami­sole de force dont on les avait revê­tus, et démontrent qu’il est pos­sible d’opposer sa propre véri­té à “la véri­té” à laquelle on les avait assi­gnés. Nous avons réus­si à oppo­ser d’autres visions à la vision du monde qu’on vou­lait impo­ser à cha­cun. La suite ne sera pas facile. Il y a dans ce pays beau­coup de troubles et de souf­frances. Des struc­tures et des ins­ti­tu­tions bâties par le sang et cal­ci­fiées. Elles sont enra­ci­nées, solides, bien conso­li­dées. Mais on a mis un bâton dans les roues de ce sys­tème ; on ne pour­ra pas reve­nir en arrière.

RS - Envi­sa­gez-vous d’écrire un nou­veau roman ? Avez-vous un autre pro­jet ?

PS — J’ai l’écriture dans la peau, désor­mais. J’écris conti­nuel­le­ment, je rem­plis sans cesse des car­nets. Mais je ne vais pas tout de suite me lan­cer dans un nou­veau roman. Avec l’écriture de Yol­ge­çen Hani j’ai été sous l’emprise d’une pas­sion. Je n’ai pas la force de me lan­cer sans tran­si­tion dans une nou­velle pas­sion. Je dois res­pi­rer un peu. Actuel­le­ment, je suis occu­pée par un tra­vail auquel j’ai réflé­chi depuis long­temps. J’observe com­ment, dans les mou­ve­ments qui pré­tendent pro­duire une poli­tique basée sur le genre et l’ethnicité, la lutte pour le pou­voir est mêlée à la poli­tique des liber­tés. Dans les mou­ve­ments de libé­ra­tion qui ont un dis­cours de « liber­té », de quelle manière les fron­tières de la libé­ra­tions peuvent-elles être rétré­cies, com­ment peuvent-elles être élar­gies ?

Pour com­prendre le monde, expli­quer le monde, nous dis­po­sons de dif­fé­rentes langues : des concepts, des mots, des images… Je ne veux renon­cer à aucun moyen d’expression, je ne veux être confi­née dans aucun caté­go­rie. Je veux dan­ser entre les langues. Je veux dan­ser la parole, dan­ser l’esprit, dan­ser la vie.

tra­duc­tion de turc en fran­cais : etienne copeaux.

 http://etienne.copeaux.over-blog.fr/article-le-nouveau-roman-de-pinar-selek-76796195.html

1 Yol­ge­çen Hani évoque l’idée d’un lieu, d’un han – hôtel, cara­van­sé­rail, refuge – « où passe la route » (EC).

2  Il s’a­git d’une ami­tié légen­daire, entre Celaleddin‑i Rûmi, le célèbre sou­fi du XIIIe siècle, et Chams, un vieil errant. Ce der­nier, venu de Tabriz, aurait ren­con­tré Rûmi, jeune encore, à Konya et serait à l’o­ri­gine de sa voca­tion mys­tique. Leur rela­tion passe pour avoir été fusion­nelle : « Je suis ton âme et ton coeur » (EC).

3 Komi­tas ou Gomi­das (1869 – 1896) est un Armé­nien de pre­mier plan. Ses recherches eth­no­gra­phiques, notam­ment en musique, ont don­né un nou­vel élan à la culture armé­nienne (EC).

4 Rana Senol fait allu­sion à l’un des prin­ci­paux pro­blèmes : l’État ne recon­naît qu’un iden­ti­té, turque, et chaque citoyen, même





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