Les colombes inquiètes

Ce nou­veau blog consa­cré à Pınar Selek est le résul­tat d’une urgence. Je veux par là que tous les démo­crates pré­oc­cu­pés par la situa­tion en Tur­quie et l’af­faire Pınar Selek puissent trou­ver plus faci­le­ment les textes que j’a­vais publiés sur l’af­faire.
Je reli­sais récem­ment le der­nier article de Hrant Dink, jour­na­liste et écri­vain armé­nien d’Istanbul assas­si­né le 19 jan­vier 2007, article paru pré­ci­sé­ment le jour de sa mort dans le pério­dique armé­no-turc Agos 1.
« Pour­quoi m’ont-ils pris pour cible ? » s’in­ter­ro­geait Hrant Dink. Le 6 février 2004, il avait publié dans Agos un article sur Sabi­ha Gök­çen, la fille adop­tive d’A­tatürk, qui aurait été, pro­ba­ble­ment, une armé­nienne pas­sée par l’or­phe­li­nat. L’ar­ticle avait valu à Hrant des réac­tions très vives, comme on s’en doute, sur­tout de la part de l’E­tat-major.
Le 23 février 2004, Hrant avait été convo­qué par un adjoint du pré­fet d’Istanbul qui l’a­ver­tit : « Vous le savez bien, les rues sont rem­plies de toutes sortes d’éner­gu­mènes. Voi­là pour­quoi je vous dis qu’il fau­drait faire un peu plus atten­tion lorsque vous divul­guez ce genre d’in­for­ma­tion ».
Par la voix du fonc­tion­naire, l’E­tat avouait qu’il laisse faire ses basses œuvres par les­dits « éner­gu­mènes », puis s’en lave les mains. Les « éner­gu­mènes » sont régu­liè­re­ment aler­tés par les médias, la presse-pou­belle, sur les « traîtres à la nation turque » dési­gnés à la vin­dicte. Dans ce cas pré­cis, ils se sont sen­tis cou­verts par le mes­sage de l’E­tat-major qui disait : « De quelque bord que l’on soit, c’est un délit contre l’in­té­gri­té natio­nale et la paix sociale que d’ou­vrir un débat sur un tel sym­bole ».
La nature du délit était for­mu­lée par l’E­tat-major, le réqui­si­toire pro­non­cé par l’ad­joint du pré­fet, la sen­tence annon­cée par un autre fonc­tion­naire pré­sent ce jour-là qui aver­tit dure­ment Hrant « des pos­sibles réac­tions que [ses] articles pour­raient sus­ci­ter ».
Les exé­cu­teurs de la sen­tence se sont très vite décou­verts ; des mili­tants d’ex­trême-droite (ülkücü) sont venus mani­fes­ter le 26 février 2004 devant le siège d’Agos, cla­mant : « A par­tir de main­te­nant, Hrant Dink sera le point de mire de notre colère et de notre haine ».
Depuis, Hrant Dink ne vivait plus que dans l’in­quié­tude.
D’au­tant que, par ailleurs, Hrant était pour­sui­vi par la jus­tice à la suite d’une confé­rence qu’il avait pro­non­cée en 2002 à Urfa. En jan­vier 2007, la sen­tence est connue : Hrant est conster­né, abat­tu, d’ap­prendre qu’il est condam­né à six mois d’emprisonnement ferme.
La des­crip­tion que Hrant fait de la pro­cé­dure judi­ciaire me fait irré­sis­ti­ble­ment pen­ser à ce que subit Pınar Selek depuis 1998, ce fonc­tion­ne­ment kaf­kaïen qui prend toutes les appa­rences de pro­cé­dure judi­ciaire, mais qui est une par­faite machine à broyer les oppo­sants :
« Nous avons donc dépo­sé notre recours. Ensuite, le pro­cu­reur géné­ral de la Cour de cas­sa­tion s’est pro­non­cé pour mon acquit­te­ment, décla­rant dans son rap­port d’ex­per­tise qu’il n’exis­tait, selon lui, aucun délit. Cepen­dant, la Cour de Cas­sa­tion m’a quand même jugé cou­pable. Pour­tant, le Pro­cu­reur géné­ral était aus­si sûr de ce qu’il avait com­pris que moi de ce que j’a­vais écrit ; il s’est donc pour­vu en appel contre le ver­dict et a trans­mis le dos­sier à la Chambre haute. Que puis-je dire de plus, sinon que cette puis­sance déci­dée à m’ap­prendre à ne pas dépas­ser les bornes, qui mani­fes­tait sa pré­sence occulte à chaque étape de mon pro­cès, était encore cachée der­rière le rideau ? En effet, à la majo­ri­té des voix, la Chambre haute de la Cour de cas­sa­tion sta­tua à son tour en faveur de ma condam­na­tion pour déni­gre­ment de l’i­den­ti­té turque. »
Une pro­cé­dure d’ap­pel s’en­gage, Hrant ne va pas immé­dia­te­ment en pri­son (cela aurait sans doute mieux valu). Mais Hrant étant condam­né, il est consi­dé­ré par les médias et une par­tie de l’o­pi­nion comme un « étran­ger », « traitre à la nation », « traitre à la tur­ci­té ». Les « éner­gu­mènes » se sentent les mains libres désor­mais.
Conster­né, décou­ra­gé, Hrant écri­vait juste avant d’être assas­si­né : « Tor­ture psy­cho­lo­gique qu’il me faut sup­por­ter dans la soli­tude. (…) D’un côté le qui-vive, de l’autre la crainte. Je me sens exac­te­ment comme une colombe ; comme elle, occu­pé à scru­ter à droite et à gauche, devant et der­rière moi. Ma tête est deve­nue aus­si mobile que la sienne ; aus­si prompte à se retour­ner ins­tan­ta­né­ment. (…) « Les moments que je tra­verse ne sont pas faciles. Ni pour moi ni pour ma famille. A cer­tains moments, (…) j’ai envi­sa­gé sérieu­se­ment de quit­ter le pays… »
Le 19 jan­vier 2007, Hrant a été abat­tu par un « éner­gu­mène ». D’autres, beau­coup trop d’autres démo­crates turcs, avaient subi le même sort avant lui. Cet assas­si­nat a été un moment d’im­mense tris­tesse natio­nale. Des mil­lions de « Turcs » se sont joints aux « Armé­niens », tous réunis en dépas­sant le cli­vage qu’on veut impo­ser à la popu­la­tion entre musul­mans et non-musul­mans. Tous étaient des citoyens de la répu­blique de Tur­quie, vou­lant la démo­cra­tie non seule­ment pour les Armé­niens, mais pour leur pays.
L’as­sas­si­nat de Hrant Dink a été un cli­max, un point culmi­nant de la prise de conscience citoyenne. Pour­tant, l’af­faire Pınar Selek, ain­si que toutes les autres arres­ta­tions et menaces sur­ve­nues depuis un an, nous démontrent que rien n’a fon­da­men­ta­le­ment chan­gé, sinon dans un mau­vais sens.
Pınar Selek, offi­ciel­le­ment acquit­tée pour la troi­sième fois le 9 février 2011, reste per­sé­cu­tée, et psy­cho­lo­gi­que­ment tor­tu­rée par l’ap­pel qui a été fait immé­dia­te­ment et qui la place sous la menace d’un nou­vel empri­son­ne­ment. Cet épi­sode judi­ciaire l’a sur­prise alors qu’elle vivait pro­vi­soi­re­ment à Ber­lin, hôte du Pen-Club alle­mand. Elle ne pou­vait plus, rai­son­na­ble­ment, ren­trer en Tur­quie.
Elle a donc déci­dé de s’ins­tal­ler en France, où elle est arri­vée en août 2011, avec deux valises, dans une simple chambre d’é­tu­diant, pour ter­mi­ner sa thèse. Elle n’est pas réfu­giée poli­tique, elle a long­temps refu­sé de se consi­dé­rer comme exi­lée, pour­tant, elle l’est. On peut très bien la com­prendre ; elle s’en est expli­quée dans son petit essai Loin de chez moi… mais jus­qu’où ? Hrant Dink le dit très clai­re­ment aus­si : « Il n’est pas dans ma nature d’a­ban­don­ner les flammes de l’en­fer pour rejoindre la dou­ceur du para­dis. Je fais par­tie de ces hommes qui se sont fixé pour but de trans­for­mer en para­dis l’en­fer dans lequel nous vivons. Nous vou­lons vivre en Tur­quie, parce que c’est à la fois un désir pro­fond et une néces­si­té dic­tée par le res­pect que nous devons à ces mil­liers d’a­mis connus ou incon­nus qui nous sou­tiennent et luttent pour la démo­cra­tie en Tur­quie. »
Pınar elle aus­si vou­drait à nou­veau vivre en Tur­quie, faire vivre et pro­lon­ger le tra­vail qu’elle avait com­men­cé, avec les enfants des rues, avec la librai­rie fémi­niste Amar­gi… Comme Hrant, elle est de celles qui « veulent trans­for­mer l’en­fer en para­dis ». J’i­ma­gine la souf­france de ceux et celles qui assistent impuis­sants, de loin, à la répres­sion. J’ai beau­coup pen­sé à Pınar lors des grandes mani­fes­ta­tions fémi­nistes en mai der­nier, aux­quelles elle ne pou­vait par­ti­ci­per. Elle a rejoint sans l’a­voir vou­lu les mil­liers de démo­crates turcs qui vivent en France, sou­vent pous­sés par le coup d’E­tat de 1980, d’autres par les pres­sions et vio­lences sur les alé­vis, beau­coup d’autres aus­si par les misères et la répres­sion engen­drées par la guerre contre le mou­ve­ment kurde.
Ain­si Pınar est-elle aus­si désor­mais une « colombe inquiète ». Elle a été phy­si­que­ment agres­sée voi­ci quelques années, à Nice. Depuis un mois une cam­pagne de dif­fa­ma­tion s’est déve­lop­pée dans la presse-pou­belle en Tur­quie. Exac­te­ment comme ce fut le cas à l’en­contre de Hrant Dink. Tra­duire ces articles et les publier sur le Net, ne serait-ce que les résu­mer, abou­ti­rait à dif­fu­ser encore plus les calom­nies.
Nous sommes inquiets pour les colombes, nous sommes inquiets pour Pınar.
Plus que jamais, il faut la faire connaître, elle, ses actions, ses tra­vaux, dans les médias fran­çais.

Ceci, ni ce blog qui lui est dédié, ne modi­fie en rien notre pré­oc­cu­pa­tion pour les autres : Büs­ra Ersanlı, Ragıp Zara­ko­luAyse Berk­tay, der­niè­re­ment la Fran­çaise Sevil Sevim­li, la cen­taine de jour­na­listes, et les cen­taines d’étu­diants qui sont actuel­le­ment sous les ver­rous.

Un dos­sier de presse est à votre dis­po­si­tion sur pinarselek.fr : cli­quez ici
 Etienne Copeaux
1 Hrant Dink, « Pour­quoi m’ont-ils pris pour cible ? »,  Agos, 12 et 19 jan­vier 2007, textes publiés en un recueil édi­té par Gün­ter Seu­fert, Chro­nique d’un jour­na­liste assas­si­né, Galaade édi­tions, 2010, pp. 175 sq. Tra­duit du turc par Hal­dun Bay­ri et Marie-Michèle Mar­ti­net.




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