« Pinar Selek est persécutée par le pouvoir turc parce qu’elle défend les droits des minorités »

Alors qu’un nou­veau pro­cès se tien­dra le 28 juin 2024, à Istan­bul, contre la socio­logue, six socié­tés de socio­logues, poli­tistes, eth­no­logues et anthro­po­logues réclament, dans une tri­bune au « Monde », que Pinar Selek soit décla­rée défi­ni­ti­ve­ment inno­cente et puisse retrou­ver sa liber­té de cir­cu­ler, tra­vailler et de s’exprimer en tout lieu.
Juillet 1998-juin 2024 : voi­là vingt-six ans que Pinar Selek est vic­time d’un achar­ne­ment judi­ciaire de l’Etat turc pour n’avoir fait que son tra­vail de cher­cheuse. Socio­logue, s’intéressant aux groupes oppri­més et aux mino­ri­tés, elle est vic­time, comme beau­coup d’autres, de la répres­sion que subissent les intel­lec­tuels en Tur­quie et dans le monde.

Depuis près de trente ans, elle res­ti­tue au plus près du ter­rain les trans­for­ma­tions de la socié­té turque, mène des enquêtes pour com­prendre les méca­nismes des vio­lences qui en façonnent l’ordre social et poli­tique, mais aus­si les formes de résis­tance face à l’intersectionnalité des sys­tèmes de domi­na­tion.

En 2015, elle inter­roge dans une œuvre auto­bio­gra­phique, Parce qu’ils sont armé­niens (éd. Lia­na Levi, nou­velle édi­tion mars 2023), l’identité des Armé­niens de Tur­quie, et, un siècle après le géno­cide armé­nien, la place de celui-ci dans la socié­té turque. Ses recherches menées en France autour de la crise migra­toire allient l’analyse des migra­tions à celle des mou­ve­ments sociaux.

Elle dénonce la pro­duc­tion de la vio­lence mas­cu­line

En août 2023, défiant la cen­sure qui accom­pagne la réou­ver­ture de son cin­quième pro­cès en Tur­quie, dans un ouvrage, Le Chau­dron mili­taire turc (éd. Des femmes, 2023), elle sonde le ser­vice mili­taire, obli­ga­toire en Tur­quie, à tra­vers une enquête de ter­rain menée en 2007 et réac­tua­li­sée quinze ans après. Elle y dénonce la pro­duc­tion de la vio­lence mas­cu­line, et, à tra­vers elle, la mon­tée des régimes auto­cra­tiques.

C’est sans aucun doute pour cela que Pinar Selek est per­sé­cu­tée par le pou­voir turc : parce qu’elle mène ses recherches en déran­geant, parce qu’elle écrit en dénon­çant, parce qu’elle défend, en tant qu’intellectuelle recon­nue, les droits des mino­ri­tés, parce qu’elle « per­siste et signe », en bref parce qu’elle res­pecte la néces­saire indé­pen­dance des uni­ver­si­taires, gage d’excellence des liber­tés aca­dé­miques, ain­si que le pro­mulgue l’article 15 de la loi fran­çaise de pro­gram­ma­tion de la recherche du 24 décembre 2020.

C’est pour cela qu’elle a été empri­son­née dans son pays natal, pen­dant deux ans et demi, tor­tu­rée, accu­sée d’avoir par­ti­ci­pé à un « atten­tat » – qui s’est avé­ré être une explo­sion acci­den­telle – alors qu’elle se trou­vait déjà en pri­son. Libé­rée en décembre 2000, elle est tou­jours pour­sui­vie par la jus­tice et acquit­tée à qua­tre­re­prises (en 2006, 2008, 2011, 2014).

Des sou­tiens ins­ti­tu­tion­nels et de per­son­na­li­tés

Mais alors qu’elle est exi­lée en France depuis 2011, qu’elle y a obte­nu le sta­tut de réfu­gié en 2013, la natio­na­li­té fran­çaise en 2017, puis un poste pérenne d’enseignante-chercheuse en socio­lo­gie à l’université Côte d’Azur, rien ne pré­sa­geait que la Cour suprême de Tur­quie annule, en 2022, le der­nier acquit­te­ment et lance un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal à son encontre, assor­ti d’un man­dat d’emprisonnement et d’une demande d’extradition.

La cour pénale d’Istanbul qui devait sta­tuer sur son cas le 31 mars 2023 a repor­té l’audience au 29 sep­tembre 2023, puis, une fois de plus, au 28 juin 2024. L’universitaire est vouée à une accu­sa­tion sans fin, qui entrave pro­fon­dé­ment son tra­vail en l’empêchant de sor­tir du ter­ri­toire fran­çais.

Les sou­tiens ins­ti­tu­tion­nels contes­tant cette insup­por­table tor­ture judi­ciaire sont nom­breux : les villes et les maires de Lyon, Mar­seille, Nice, Paris, Stras­bourg et Vil­leur­banne, le bar­reau de Lyon, la Ligue des droits de l’homme, Amnes­ty Inter­na­tio­nal ou encore le club PEN Inter­na­tio­nal (asso­cia­tion d’écrivains inter­na­tio­nale), etc. Le 16 mars 2024 à Genève, Ange­la Davis, mili­tante et phi­lo­sophe afro-amé­ri­caine, s’est jointe à cet élan de soli­da­ri­té.

Un com­bat au nom des liber­tés aca­dé­miques

Pinar Selek a éga­le­ment reçu la médaille de l’Université libre de Bruxelles et les insignes de doc­teure hono­ris cau­sa le 15 décembre 2023. Elle est sou­te­nue par une tren­taine de labo­ra­toires de recherche, par France Uni­ver­si­tés (qui regroupe toutes les pré­si­dences uni­ver­si­taires fran­çaises), par l’Ecole nor­male supé­rieure de Lyon, le Centre natio­nal de la recherche scien­ti­fique, l’Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment.

Le minis­tère de l’enseignement supé­rieur et de la recherche comme le Quai d’Orsay suivent de près son pro­cès et ont expri­mé leur inquié­tude auprès des repré­sen­tantes et repré­sen­tants de nos asso­cia­tions qu’ils ont reçus en juillet 2023 et mai 2024. A l’instar de Pierre Bour­dieu et de bien d’autres, Pinar Selek est une « socio­logue de com­bat » recon­nue : elle dénonce les « misères du monde », les hypo­cri­sies col­lec­tives, fait prendre conscience des méca­nismes de domi­na­tion.

Son com­bat est celui de la liber­té scien­ti­fique, sans cesse mena­cée en Tur­quie, où la recherche aca­dé­mique n’est plus sou­mise à des cri­tères scien­ti­fiques, mais à des idéo­lo­gies, où les sciences humaines et sociales sont consi­dé­rées comme des enjeux poli­tiques anti­dé­mo­cra­tiques, puisque toute forme de dénon­cia­tion y est punie d’emprisonnement. Au nom des liber­tés aca­dé­miques outra­geu­se­ment bafouées, les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles signa­taires réclament à nou­veau que Pinar Selek soit décla­rée défi­ni­ti­ve­ment inno­cente et puisse cir­cu­ler, mener ses recherches et s’exprimer libre­ment dans le monde.

Signa­taires : Cathe­rine Des­champs, pré­si­dente de l’Association fran­çaise des anthro­po­logues (AFA) ; Chris­tophe Jaf­fre­lot, pré­sident de l’Association fran­çaise de science poli­tique (AFSP) ; Fan­ny Jed­li­cki, pré­si­dente de l’Association des socio­logues ensei­gnants du supé­rieur (ASES) ; Cédric Lom­ba, copré­sident de l’Association fran­çaise de socio­lo­gie (AFS) ; Julien O’Miel, membre du bureau de l’Association des ensei­gnants et cher­cheurs en science poli­tique (AECSP) ; Per­ig Pitrou, pré­sident de l’Association fran­çaise d’ethnologie et d’anthropologie (AFEA)

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/27/pinar-selek-est-persecutee-par-le-pouvoir-turc-parce-qu-elle-defend-les-droits-des-minorites_6244712_3232.html





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