Pinar Selek, la célèbre féministe turque de passage à Bruxelles

Pinar Selek est un des sym­boles de la résis­tance démo­cra­tique en Tur­quie, autrice de nom­breux romans et essais et mili­tante fémi­niste. Pour­sui­vie depuis plus de vingt ans par les auto­ri­tés de son pays, elle a été tor­tu­rée, empri­son­née, condam­née, acquit­tée et est aujourd’hui dans l’attente d’un juge­ment de la Cour Suprême. Cette per­sé­cu­tion judi­ciaire mais aus­si média­tique et poli­tique l’a contrainte à l’exil, d’abord en Alle­magne puis en France où elle réside depuis 2012. Elle sera pré­sente la semaine pro­chaine à Bruxelles à la Mai­son du Livre dans le cadre du fes­ti­val « Fémi­niste toi-même ». En guise de mise en bouche, elle s’est livrée aux Gre­nades.

Com­ment expli­quez-vous cet achar­ne­ment judi­ciaire ?

Cela a com­men­cé alors que je fai­sais des recherches sur le mou­ve­ment kurde. Les auto­ri­tés m’ont deman­dé de ne pas publier mon tra­vail et de leur don­ner des noms en échange de ma liber­té. J’ai refu­sé mais je n’imaginais pas ce qui allait m’arriver. Tor­tures, pri­son, incul­pa­tion pour ter­ro­risme … tout ça parce que j’avais refu­sé de don­ner les noms des per­sonnes que j’avais inter­viewées. Elles m’ont ensuite accu­sée d’un autre com­plot, un atten­tat attri­bué aux Kurdes. Ils se sont dit qu’en met­tant une cher­cheuse dans le lot, cela ferait figure d’exemple. Au fil du temps, je suis deve­nue un sym­bole car, lors de mes pro­cès, outre les mili­tants de gauche et les intel­lec­tuels, le mou­ve­ment de soli­da­ri­té a ras­sem­blé des pros­ti­tuées, des enfants des rues, toutes ces per­sonnes avec les­quelles je lut­tais depuis de nom­breuses années. Faute de preuves, ils ont dû me libé­rer. En sor­tant, j’ai pro­mis d’être plus active et d’aller encore plus loin dans ma petite contri­bu­tion pour la paix. Je me suis inves­tie dans de nom­breux mou­ve­ments, ce qui a accen­tué leur achar­ne­ment. C’est deve­nu une lutte entre une femme et un état qui veut punir et faire exemple. J’ai été acquit­tée en 2014 et j’attends le juge­ment de la Cour Suprême. Je me suis habi­tuée à vivre avec cette épée de Damo­clès au-des­sus de la tête.

Ado­les­cente et jeune étu­diante à Istan­bul, vous avez été très pré­sente et active avec les pros­ti­tuées, les enfants des rues, les trans­sexuels. Vous dites que vous avez étu­dié la socio­lo­gie parce qu’ « il faut ana­ly­ser les bles­sures de la socié­té pour être capable de les gué­rir » ?

Je n’ai jamais vou­lu être socio­logue. Je n’ai jamais vou­lu être « quelque chose ». Je n’aime pas ces termes et les éti­quettes qu’on peut nous assi­gner. On annonce ça comme une iden­ti­té : être mili­tant, être socio­logue. J’avais besoin de struc­tu­rer mon ques­tion­ne­ment et de trou­ver des élé­ments de réponse pour avan­cer. Quand tu vis dans contexte de répres­sion, tu te demandes sur quoi cela s’appuie et com­ment on peut le chan­ger. Je veux vivre et je veux com­prendre pour mieux vivre. C’est pour ça que j’ai étu­dié la socio­lo­gie. C’est un des modes de connais­sance que j’ai mobi­li­sé. La socio­lo­gie m’a don­né beau­coup d’outils, même pour l’écriture de mes romans, pour construire des per­son­nages, pour contex­tua­li­ser et his­to­ri­ser les choses qui se passent. Ces dimen­sions invi­sibles que j’essaye de rendre visibles.

Vous refu­sez la hié­rar­chi­sa­tion des luttes et vous défi­nis­sez votre mili­tan­tisme comme un « fémi­nisme acro­ba­tique » ?

Je suis éco­lo­giste mais je ne me défi­nis pour­tant pas comme éco­fé­mi­niste car c’est mon fémi­nisme qui me sert à inter­ro­ger l’anthropocentrisme. Anti­mi­li­ta­riste, anti­ra­ciste, anti­na­tio­na­liste, éco­lo­giste, anti­ca­pi­ta­liste, anti-hété­ro­sexiste … si je les ajoute tous devant mon fémi­nisme, cela devient une phrase sans fin. Donc, oui, fémi­nisme acro­ba­tique ! Pour lut­ter contre cette pieuvre aux nom­breuses ten­ta­cules, il faut vrai­ment lut­ter avec une acro­ba­tie créa­tive. Je ne suis pas sur tous les fronts mais je sais que toutes les luttes sont liées. Il y a dif­fé­rentes domi­na­tions et dif­fé­rentes situa­tions d’oppression. Tous les groupes font donc une prio­ri­té de ce qu’ils vivent. Dans le col­lec­tif Amar­gi auquel j’ai appar­te­nu lorsque je vivais en Tur­quie, notre pre­mier slo­gan a été « Lut­ter contre le patriar­cat, c’est lut­ter contre tous les sys­tèmes de domi­na­tion ». Quand vous com­men­cez à lut­ter contre le patriar­cat, vous butez sur d’énormes struc­tures de pou­voir. Vous com­men­cez donc à com­battre éga­le­ment l’état, le capi­ta­lisme, le sys­tème qui écrase la nature, le natio­na­lisme, le racisme, le mili­ta­risme, l’hétérosexisme. Vous consta­tez que ces sys­tèmes créent eux-mêmes le sexisme puisque les rap­ports sociaux de sexe sont construits par des ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques. A titre per­son­nel, je ne peux pas être sur tous les fronts. Je choi­sis donc les quelques groupes dans les­quels je m’implique en fonc­tion de mes connais­sances, de mes capa­ci­tés, là où je peux être le plus utile. Mais sur­tout, j’essaye d’ouvrir mes yeux, mes oreilles, mon cœur pour com­prendre ce qui se passe.

Pros­ti­tu­tion, PMA, GPA, port du voile … quel est votre res­sen­ti par rap­port à ce qui se passe en France actuel­le­ment ?

Par rap­port à la pros­ti­tu­tion et au port du voile, on sait que le mou­ve­ment fémi­niste est très divi­sé. Moi, je ne me situe pas … parce que je viens d’une autre expé­rience. On apprend les choses dif­fé­rem­ment en fonc­tion des expé­riences vécues. J’ai beau­coup tra­vaillé avec les pros­ti­tuées, j’ai même essayé de m’organiser avec elles pour trou­ver des solu­tions tout en lut­tant contre la pros­ti­tu­tion. Je suis abo­li­tion­niste mais pas dans le sens fran­çais du terme. Le seul fait d’adopter des lois ne suf­fit pas. Pour moi, pour lut­ter contre la pros­ti­tu­tion, il faut tis­ser des liens très forts avec les per­sonnes qui se pros­ti­tuent. Sans elles, on ne peut pas y arri­ver. Moi, j’étais plu­tôt dans une démarche de trans­for­ma­tion afin de créer une dyna­mique par rap­port à cela, sans accu­ser les pros­ti­tuées. Je viens d’un pays où il y a des harems dans les­quels les hommes viennent choi­sir leurs femmes. La pros­ti­tu­tion est une repro­duc­tion de cette culture patriar­cale. Je lutte contre le sys­tème patriar­cal et donc contre ce méca­nisme de pros­ti­tu­tion. En ce qui concerne le voile, je suis soli­daire avec les femmes voi­lées en France mais sans pour autant oublier ce qui se passe ailleurs et cette autre lutte contre toute les formes d’enfermement du corps des femmes. C’est une lutte impor­tante en Tur­quie où, avant, une femme pou­vait se pro­me­ner en rue en t‑shirt, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Je sais qu’ici les femmes voi­lées sont la cible d’un sys­tème natio­na­liste euro­péen, qui englobe aus­si le racisme. Mais, si tu luttes ici, tu ne dois pas oublier la lutte des femmes d’autres pays et leur signi­fi­ca­tion.

Vous avez fait le choix de ne pas avoir d’enfant. Est-ce un refus du tra­vail repro­duc­tif gra­tuit assi­gné à la femme par la socié­té capi­ta­liste ou y a‑t-il une autre rai­son ?

Oui, mais je crois qu’il y a plu­sieurs rai­sons. La pre­mière, c’est je n’ai pas eu ce désir d’enfant, tout sim­ple­ment. Ensuite, ado­les­cente, j’ai pas­sé beau­coup de temps avec les enfants des rues qui n’avaient ni père ni mère. Je les aimais beau­coup, j’étais leur grande sœur. Et moi, je peux aimer un enfant qui n’est pas sor­ti de mon ventre. Ils m’appelaient grande sœur et me disaient que, quand je serais plus grande, je ferais des enfants et que je ne les aime­rais plus. Je leur disais que ce n’était pas vrai et j’ai tenu ma parole ! Il y a aus­si une rai­son éco­lo­giste. Nous sommes très nom­breux sur terre et on parle de repro­duc­tion et encore de repro­duc­tion … et il n’y a pas de place pour les canards, pour les lapins … c’est clai­re­ment notre forme d’organisation qui détruit mais nous sommes aus­si déjà trop nom­breux.

Y a‑t-il une figure fémi­nine qui vous ins­pire ?

Elles sont nom­breuses. D’abord, Sirin Teke­li. C’est une grande figure fémi­niste en Tur­quie. Elle est décé­dée récem­ment. Elle m’inspire beau­coup dans sa manière de lier l’action et la réflexion, dans sa modes­tie et sa capa­ci­té à ras­sem­bler les gens. Et puis Emma Gold­man, c’est ma copine … et puis plein d’autres mais je ne vais en dire que deux.

Une inter­view de July Robert, autrice et tra­duc­trice

« Les Gre­nades-RTBF » est un pro­jet sou­te­nu par Alter-Egales (Fédé­ra­tion Wal­lo­nie Bruxelles) qui pro­pose des conte­nus d’ac­tua­li­té sous un prisme genre et fémi­niste. Le pro­jet a pour ambi­tion de don­ner plus de voix aux femmes, sous-repré­sen­tées dans les médias.

https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_pinar-selek-la-celebre-feministe-turque-de-passage-a-bruxelles-july-robert?id=10360698





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu