Turquie : 24 ans de harcèlement judiciaire contre l’universitaire Pinar Selek

Mal­gré vingt-quatre ans de pro­cé­dure et cinq acquit­te­ments, l’universitaire turque a été condam­née, le 21 juin, à la pri­son à per­pé­tui­té.

C’était le 9 juillet 1998, il y a qua­si­ment un quart de siècle. Une explo­sion sur­ve­nait au bazar égyp­tien d’Is­tan­bul, un mar­ché aux épices de l’é­poque otto­mane pri­sé par les tou­ristes, au bord de la Corne d’Or. Sept per­sonnes furent tuées. Très vite, les auto­ri­tés pri­vi­lé­gient la piste d’un atten­tat à la bombe. Et le 11 juillet, Pinar Selek est arrê­tée dans le cadre de l’en­quête. La jeune socio­logue turque, 27 ans à l’é­poque, fille d’un grand avo­cat turc, est tor­tu­rée par la police au cours de sa garde à vue. Mais au cours de l’in­ter­ro­ga­toire, l’u­ni­ver­si­taire n’est pas ques­tion­née sur l’ex­plo­sion du bazar égyp­tien. « J’ai été arrê­tée en rai­son de mes recherches aca­dé­miques et on m’a deman­dé les noms des per­sonnes sur les­quelles je fai­sais ces recherches », témoigne aujourd’­hui la socio­logue. La police tente de lui extor­quer les noms de ses inter­lo­cu­teurs. Elle n’en livre aucun.

À la fin des années 1990, Pinar Selek tra­vaille sur le trai­te­ment des mino­ri­tés en Tur­quie. Mili­tante fémi­niste, enga­gée en faveur du droit des per­sonnes trans­sexuelles et pour la cause des Kurdes, elle s’im­merge au sein des com­mu­nau­tés mar­gi­na­li­sées et les bas-fonds d’Is­tan­bul. Un « crime » dont elle subit encore les consé­quences 24 ans après.

Cinq acquit­te­ments

Pen­dant sa déten­tion, Pinar Selek est accu­sée d’a­voir par­ti­ci­pé à l’at­ten­tat du bazar. Libé­rée en 2000, elle devra attendre 2006 pour être enfin jugée… et acquit­tée. L’un des témoins avoue­ra avoir livré son nom sous la tor­ture. Mais le pro­cu­reur fait appel. En 2008, elle est acquit­tée une seconde fois. La Cour de cas­sa­tion fait de nou­veau appel. La jeune femme doit fuir la Tur­quie et elle se réfu­gie en France. « À chaque fois, la haute cour cas­sait la déci­sion, explique Pinar Selek. En 2013, le juge a annu­lé l’ac­quit­te­ment. Et en 2014, j’ai encore été acquit­tée, une cin­quième fois. Il n’é­tait plus pos­sible de ren­voyer devant la Cour de cas­sa­tion, mais il res­tait encore la Cour suprême. » Sai­sie en 2016, cette der­nière a récla­mé la condam­na­tion de la socio­logue en 2017. « Le seul élé­ment res­tait le témoi­gnage ano­nyme d’Abdül­me­cit, alors même qu’il s’é­tait rétrac­té et qu’il avait pour­sui­vi la Tur­quie jusque devant la Cour euro­péenne des droits de l’homme et obte­nu répa­ra­tion… », pour­suit Pinar Selek.

« Depuis le début de cette affaire, j’ai reçu l’aide de près de 200 avo­cats pour ma défense. Cela a entraî­né beau­coup de dépla­ce­ments, cela m’a coû­té très cher. Mais sur­tout, ils m’ac­cusent de choses contre les­quelles j’ai lut­té toute ma vie. C’est comme si on condam­nait une bonne sœur pour pros­ti­tu­tion », lâche l’en­sei­gnante, désor­mais rat­ta­chée à l’u­ni­ver­si­té de Nice. Car l’at­ten­tat du bazar égyp­tien était en réa­li­té… un acci­dent. Plu­sieurs rap­ports d’ex­perts ont en effet abou­ti à la conclu­sion que l’ex­plo­sion était due à une fuite de gaz, dans un four à piz­za… Mal­gré cela, les accu­sa­tions sont main­te­nues jus­qu’à aujourd’­hui.

Mar­di 21 juin, Pinar Selek a appris de la bouche de ses avo­cats qu’elle était de nou­veau condam­née à une peine de pri­son à per­pé­tui­té dans ce dos­sier qui semble ne jamais vou­loir se refer­mer. « On cherche visi­ble­ment à me faire taire, pour­suit l’u­ni­ver­si­taire. Cette condam­na­tion est poli­tique. Elle est tota­le­ment éloi­gnée de toute logique de droit. » Elle illustre en tout cas la manière dont l’ap­pa­reil judi­ciaire turc s’est trans­for­mé en machine à répri­mer les oppo­sants.

Par Guillaume Per­rier

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