Après les résultats des élections législatives en Turquie : Pourquoi parlons-nous d’un tournant ?

Les élections du 7 juin ont constitué un tournant dans l’histoire politique en Turquie. Pour quelles raisons ? Afin de développer une réflexion juste sur ce contexte complexe, nous avons besoin au préalable de cesser de nous focaliser sur la personnalité d’Erdogan, qui n’est qu’une des figures de la politique turque, nationaliste, militariste et autoritaire depuis la création de l’État « moderne ».

Le champ politique propre à la Turquie d’aujourd’hui résulte d’équations sociopolitiques trop complexes pour être traitées de manière exhaustive. L’État, fondé sur le génocide des Arméniens et les massacres des Kurdes, en s’imposant comme la figure centrale de la démocratie, a donné au régime une dimension autoritaire. Le Parti de la justice et du développement (AKP) n’est ni plus démocratique ni moins autoritaire que les anciens gouvernements. N’oublions pas qu’avant l’AKP, sous les gouvernements précédents, le nombre de prisonniers politiques était de 20 000 à 30 000. Déjà entre 1992 et 1993, environ 2 000 intellectuel(le)s et militant(e)s ont été tués. L’AKP, néoconservateur-néolibéral dans le costume islamique, est venu au pouvoir avec la promesse de la démocratie et avec le soutien du capitalisme occidental. Les premières années, des changements de façade se sont produits, mais rapidement, de nouvelles méthodes de répression se sont mises en place, marquées par un libéralisme économique, un conservatisme social et un pragmatisme politique. La spécificité de l’AKP vient de ses fantaisies néo-ottomanes, il s’est intégré à la structure étatique tout en éliminant les anciens cadres mais pas leurs modes arbitraires.

En sortant des élections, il est affaibli (258 élus) et ne peut plus agir comme le parti unique. Pourtant, malgré la réussite du Parti démocratique des peuples (HDP, avec 80 élus), on ne peut tout de même pas parler d’une véritable représentation politique de l’opposition. Les deux autres partis politiques, le Parti républicain du peuple (CHP-kémaliste, nationaliste, militariste, avec 132 élus) et le Parti d’action nationaliste (MHP, fasciste, avec 80 élus), ne sont pas plus progressistes et ne pourront répondre aux nombreux conflits sociaux qui actuellement gagnent tout le pays. L’AKP, le MHP et le CHP ne sont pas de simples partis électoraux : ils font partie de la structure étatique, donc aucun d’eux n’a pour objectif de changer le système politique, par contre, ils ont tous l’ambition de se l’approprier. La défaite relative pour le gouvernement est liée aussi à la faillite des politiques néoottomanes dans le Proche-Orient. Dans cette région, les affrontements sont interdépendants avec les conflits internes de la Turquie et ils continueront à s’approfondir. Il ne faut rien attendre de ces luttes d’intérêts entre ces
partis, islamistes ou non.

Tout le pays est en attente. Plusieurs scénarios sont vivement discutés. L’AKP, pour former une coalition avec un de ces trois partis politiques, joue sur Abdullah Gül, l’ancien président, connu pour son ton modéré et pour son opposition à Erdogan dans le parti. Une coalition AKP-MHP est probable. Une des conditions que met le MHP est l’arrêt des négociations avec le mouvement kurde. Par ailleurs, le CHP a fait un appel pour une coalition de MHP-CHP-HDP. Les objectifs de cette coalition seraient de faire baisser le seuil électoral de 10 % et d’aller vers
un nouveau scrutin. Pour ma part, je ne pense pas que le HDP puisse accepter un tel accord. Cependant, si une coalition ne se réalise pas dans le délai constitutionnel de 45 jours, des élections législatives anticipées seront « inévitables ».

Et alors, pourquoi les élections du 7 juin ont constitué un tournant important dans l’histoire politique en Turquie ?
Parce que six millions de citoyens de Turquie se sont sentis sujets politiques avant et après les élections. Parce que le HDP, dans un climat très tendu, a réussi à franchir le seuil, malgré les conditions inégales, les nombreuses attaques, les bombes, les violences, les morts. Parce que le HDP n’est pas, lui non plus, uniquement un parti électoral. Si les autres font partie de la structure étatique, le HDP représente un pays qui résiste. Cette résistance ne va pas être structurée en fonction des négociations gouvernementales. Elle se construit de façon autonome, et malgré la répression. Nous l’avons vu dans les funérailles de Hrant Dink, journaliste et militant arménien assassiné en 2007. Nous l’avons vu dans les manifestations sur la place Taksim. Et comme la grande partie de cette résistance n’est pas médiatisée au niveau international, nous ne voyons pas les multiples formes d’actions revendicatives autour de plusieurs questions comme les dernières grèves du mois dernier qui ont abouti à des gains importants pour les salariés.

Dans l’espace militant, en Turquie, la convergence de mouvements contestataires depuis 30 ans a une influence sociale qui entraîne des conséquences : apprentissage des luttes communes, diffusion des concepts, enchevêtrement des répertoires. Comme disait Angela Davis : « Les murs renversés deviennent des ponts. » En Turquie, grâce à ces ponts, la contestation continue de renverser d’autres murs. Les failles apparaissent. Sous l’extrême violence qui anéantit la possibilité même de l’action collective, l’espace militant en Turquie réussit à créer des « révoltes étonnantes ». La présence importante du HDP à l’Assemblée nationale va nourrir et rendre plus visibles ces révoltes. Mais ce n’est pas facile : la solidarité internationale est nécessaire pour aller plus loin.

Pinar Selek





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