En Turquie, le procès sans fin de Pinar Selek renvoyé au 29 septembre

La justice turque qui s’acharne à vouloir rejuger la sociologue et écrivaine Pinar Selek, réfugiée en France depuis quinze ans et quatre fois acquittée, a renvoyé ce vendredi 31 mars son procès au 29 septembre et réclamé son extradition. Entretien avec la dissidente avant l’audience.

Depuis un quart de siècle, l’infatigable militante féministe et défenseure des droits humains et des minorités est réfugiée en France pour échapper à l’insistance judiciaire qui la cible dans son pays. Pinar Selek, qui suivait l’audience depuis le siège de la Ligue des droits de l’homme à Paris, vendredi 31 mars, a de nouveau dénoncé par visioconférence  le caractère politique  de ce procès. Entretien avant l’audience.

Après quatre acquittements depuis 1998, vous étiez de nouveau poursuivie ce vendredi en Turquie. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Je me suis mise en pilotage automatique, dans une réflexion très technique sur ce que je dois faire. Parce que pour le reste, ce n’est pas évident : on m’accuse de choses tellement incroyables que je peine à les exprimer. Cette situation dure depuis vingt-cinq ans. J’en ai 51. C’est la moitié de ma vie. Pendant ce processus, ma mère est partie d’une crise cardiaque. Ma sœur a changé sa vie pour devenir avocate.

Que vous reproche-t-on ?

Lorsque j’ai été arrêtée en juillet 1998, j’étais une jeune sociologue qui menait une recherche sur le mouvement kurde. On m’a dit : « Tu nous donnes les noms de tes interlocuteurs, tu renonces à publier ta recherche et cela reste entre nous, on te libère tout de suite. » J’ai refusé. Deux mois plus tard, j’ai appris par la télévision que j’étais accusée d’avoir aidé une organisation terroriste, après une explosion dans un kebab.

Que reste-t-il de l’accusation originale ?

Rien puisque j’étais déjà détenue au moment de cette explosion. J’ai été quatre fois acquittée faute de preuves, mais à chaque fois le procureur a fait appel. La quatrième fois, ne pouvant plus saisir la Cour de cassation, il a envoyé mon dossier à la Cour suprême en 2014.

Comment expliquer cet acharnement ?

On ne voulait pas qu’une jeune femme, turque, issue d’une famille intellectuelle, s’intéresse aux Kurdes (qui représentent 20 % de la population en Turquie). On ne voulait pas d’un tel exemple. C’est pour cela qu’on m’a punie, gravement. Mais je crois que les autorités le regrettent. Parce qu’elles n’avaient alors pas imaginé que, même sans être « médiatique », j’étais très connue. Pour mes travaux à l’université, malgré mon jeune âge. Et parce que j’étais très engagée sur des questions comme les enfants des rues, la prostitution, les transsexuels… Il y a eu un tel élan de solidarité autour de moi que mon procès est devenu une lutte symbolique. J’ai été défendue par une centaine d’avocats.

Pourquoi cette affaire ressurgit-elle aujourd’hui ?

J’ai été longtemps maintenue dans une sorte de stand-by , où l’on n’arrivait ni à me condamner ni à m’acquitter. L’État ne sait pas quoi faire de moi. Puis l’an dernier, la Cour suprême a annulé mon dernier acquittement et, en janvier, la cour d’assises d’Istanbul a émis un mandat d’arrêt. Je pense que cela est lié au contexte. Ce qui est remarquable, c’est qu’en 1998, quand j’ai été arrêtée, le parti ultranationaliste MHP faisait partie de la coalition au pouvoir. D’après ce que j’ai pu apprendre, le kebab où a eu lieu l’« attentat » – qui s’est avéré être l’explosion accidentelle d’une bonbonne de gaz — appartenait à un cousin du chef de la police, lequel est plus tard devenu député de ce parti. En 2022, le même MHP est de nouveau associé au pouvoir, le parti d’Erdogan ayant besoin de son appui pour conserver la majorité au Parlement. La politique nationaliste autoritaire est revenue au galop.

C’est un signe de faiblesse du président Erdogan, après vingt années au pouvoir ?

La structure politique du pays, un régime très répressif, n’a pas changé malgré les promesses initiales de libéralisation économique et politique d’Erdogan, qui avaient suscité l’approbation de l’Europe et un afflux de capitaux occidentaux.

Aujourd’hui, son camp s’est divisé et l’équipe qui reste au pouvoir a peur de le perdre. Ce gouvernement se comporte comme un animal blessé. Il ne s’en prend plus seulement qu’à la gauche ou aux Kurdes… On ne sait plus qui est visé. Le répertoire répressif habituel est utilisé contre tout le monde. D’où les détentions de l’homme d’affaires et mécène Osman Kavala (depuis 2017), de la cinéaste pacifiste Cigdem Mater, de la présidente de l’Ordre des médecins Sebnem Korur Fincanci (libérée en janvier 2023), qui a dénoncé l’emploi d’armes chimiques par l’armée en Syrie. Ce pouvoir a détruit l’État et instauré l’arbitraire. Des dizaines de milliers de personnes (élus, défenseurs des droits, universitaires, journalistes…) sont détenues pour rien.

Comment envisagez-vous l’issue de ce procès ?

Il y a une forte mobilisation. En France, d’où quatre-vingt-dix personnes se sont rendues à Istanbul pour l’audience. En Turquie, où des résistances convergent et révolutionnent par le bas l’espace public, qui devient plus féministe, plus kurde, plus arménien, plus LGBT… Vingt-cinq organisations ont annoncé qu’elles vont manifester. Je reçois énormément de messages de soutien…

Cela vous incite-t-il à l’optimisme ?

La convergence des résistances ne suffit pas toujours. Regardez ce qui vient de se passer en Iran après la mort de Mahsa Amini. C’est un rapport de force et on ne dispose pas des mêmes forces. Ceux qui résistent en Turquie auraient besoin de l’appui des pays européens. Pas seulement de déclarations, mais d’une pression économique. Dans l’économie mondialisée et sans frontières, cela peut être décisif.

Des élections présidentielle et législatives auront lieu le 14 mai. Le séisme qui a fait au moins 50 000 morts en février a changé la donne ?

Face à cette catastrophe, on a une mobilisation incroyable dans la société pour acheminer des secours et, de façon spectaculaire, un État qui ne sert à rien. Pire, il a multiplié les entraves, il s’est quasiment comporté comme un ennemi du peuple. En tout cas, il n’est pas apparu comme un gouvernement du peuple.

Cela peut être fatal pour Erdogan et son parti, déjà affaiblis par une grave crise économique ?

Oui, mais il a tellement à perdre. Il sait qu’il va payer pour tout ce qu’il a fait, la corruption, le népotisme, la répression arbitraire… Donc il essaie de briser l’alliance tacite entre les kémalistes et les Kurdes (derrière le principal candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu). Je redoute que la peur de la défaite le pousse à des provocations violentes, assassinats, attentats, parce qu’il a besoin du chaos et d’un réflexe nationaliste pour se sauver.

Bruno RIPOCHE.

https://www.ouest-france.fr/monde/turquie/en-turquie-le-proces-sans-fin-de-pinar-selek-renvoye-au-29-septembre-291e7d60-cfe9-11ed-9891-72654f088b63





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