Le procès de Pinar Selek reprend en Turquie

La sociologue et écrivaine franco-turque Pinar Selek est de nouveau jugée à Istanbul ce 31 mars dans le cadre d’un procès qui dure depuis 25 ans. À ses yeux, son cas met en lumière la continuité du régime autoritaire en Turquie, bien antérieur à l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan.

En juillet 1998, la police d’Istanbul arrête Pinar Selek. On l’interroge sur ses recherches, qui portent alors sur la question kurde. On exige de la sociologue qu’elle livre les noms des personnes qu’elle a rencontrées. On l’accuse d’être liée aux combattants du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Elle refuse de parler, alors on la prive de sommeil. On lui déboîte le bras. Après des semaines en cellule, Pinar Selek apprend que la justice l’implique dans une explosion meurtrière au marché aux épices survenue le 9 juillet, deux jours avant son arrestation. Jusqu’alors, personne ne l’avait questionnée à ce sujet.

C’est le début de ce qu’elle compare à une « torture psychologique« . Pinar Selek et ses avocats doivent prouver que la chercheuse n’a rien à voir avec l’explosion, que des experts imputent à une bouteille de gaz. L’accusation, elle, maintient la thèse d’un attentat et brandit un présumé complice qui incrimine la sociologue. Mais la justice ne tient aucune preuve. Pinar Selek est donc acquittée. Acquittée à quatre reprises, entre 2006 et 2014.

Il en faut moins pour clore un procès. Pourtant, après chaque verdict, le procureur fait appel et la Cour de cassation annule l’acquittement, ce qui relance sans cesse la machine judiciaire, aussi prévisible que lente. En juin 2022, après plus de sept ans d’attente, la haute magistrature annule le quatrième acquittement.

Le cinquième procès

C’est donc un cinquième procès qui s’ouvre ce vendredi. Sans même attendre la première audience, la 15e cour d’assises d’Istanbul a émis le 6 janvier un mandat d’arrêt international réclamant l’incarcération immédiate de la chercheuse. Elle risque la prison à vie, après avoir déjà subi deux ans et demi d’enfermement entre 1998 et 2000.

Le procès qui débute ce 31 mars sera-t-il le dernier ? Pinar Selek, que des médias proches du pouvoir continuent de présenter comme une « poseuse de bombe« , saura-t-elle un jour les raisons de cet acharnement ? Comme sociologue et femme engagée, c’est son lien au terrain qui la caractérise. Ce sont ses contacts dans les milieux kurdes que la police voulait connaître à la fin des années 1990. Pinar Selek s’est toujours rendue au plus près de ses sujets d’étude (à l’époque, les femmes, les transsexuels, les enfants des rues, les Kurdes, le génocide arménien…), qui sont aussi ses engagements, féministes et antimilitaristes.

Pour autant, la chercheuse « ne pense pas être plus ciblée que d’autres« . « Mon procès est un tout petit paragraphe dans l’histoire des injustices en Turquie. Il est très lié à la question kurde, à la question du génocide, à toutes sortes de discriminations et de violences dans ce pays« , estime-t-elle dans une interview pour la RTBF.

Dans la Turquie de 2023 comme dans celle de 1998, une sociologue née à Istanbul, c’est-à-dire dans « l’ouest« , qui s’intéresse au sort des Kurdes et aux violences d’État en dérange plus d’un, bien au-delà de Recep Tayyip Erdoğan. Car, comme l’observe Pinar Selek, ses tourments n’ont pas commencé par l’arrivée au pouvoir de l’actuel président en 2003, mais cinq ans avant.

À ses yeux, son dossier souligne moins les ruptures que les permanences de l’État turc. Elle évoque son père, l’avocat Alp Selek, emprisonné pendant près de cinq ans après le coup d’État militaire de 1980. « J’ai grandi dans une période de nationalisme et de militarisme extrêmes pendant laquelle un million de personnes ont été incarcérées. Quand j’ai moi-même été emprisonnée, des dizaines de milliers de prisonniers politiques l’étaient aussi« , se souvient-elle. « Il n’y a jamais eu de période normale en Turquie. Depuis la fondation de la République (en 1923), ce pays n’a jamais été démocratique. Mon procès montre que le caractère autoritaire du régime n’a pas commencé avec ce gouvernement. »

Pinar Selek n’est plus allée en Turquie depuis 2009 et ne sera pas à l’audience ce vendredi. Elle vit en France, dont elle a acquis la nationalité en 2017 et où elle enseigne la sociologie et les sciences politiques à l’Université Côte d’Azur de Nice. Des dizaines d’amis, collègues, figures de la société civile et du monde politique – ceux qu’elle appelle « mes solidaires » – ont toutefois fait le déplacement jusqu’à Istanbul.

https://www.rtbf.be/article/le-proces-de-pinar-selek-reprend-en-turquie-11175838





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