En ce mois de de janvier 2023, les avocats de l’écrivaine et sociologue Pınar Selek reçoivent une notification de la Cour de cassation de Turquie : une demande d’emprisonnement immédiat assortie d’un mandat d’arrêt international. « Ce procès dure depuis 25 ans. La moitié de ma vie », répond aussitôt l’exilée franco-turque dans une lettre publique. Elle ajoute : « Je vous le promets, je ne lâcherai rien. » En 1998, le pouvoir turc l’avait jetée en prison : depuis deux ans, l’étudiante en sociologie qu’elle était alors, fille d’une pharmacienne et d’un avocat, travaillait sur le mouvement révolutionnaire kurde. On l’accusait, à tort, d’avoir posé une bombe dans un restaurant pour le compte du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Après deux ans et demi de captivité, elle était libérée sous caution — une foule l’attendait aux portes de l’établissement pénitentiaire. En 2009, de nouveau menacée d’incarcération malgré plusieurs acquittements, Pınar Selek s’envolait pour l’Allemagne puis pour la France, devenant au fil du temps une voix importante du paysage anticapitaliste et féministe français. En signe de solidarité, nous publions cet entretien paru dans un de nos numéros papier.
« On n’a pas besoin de isme
», avez-vous dit. Même pas de l’anarchisme, donc ?
(Elle rit) Le terme « libertaire » me paraît plus séduisant. Murray Bookchin a dit un jour qu’on emploie ce terme car les gens ont peur du mot « anarchisme », mais ce n’est pas la raison pour laquelle je le revendique. Si l’anarchisme s’oppose en effet à toute forme de hiérarchie, la perspective « libertaire » offre une ouverture plus ample, une affirmation de ce que l’on veut. Je ne peux pas me définir uniquement par un « isme », d’autant que j’essaie toujours de déconstruire les catégories auxquelles je fais face — même s’il reste difficile, parfois, de leur trouver des alternatives. Par exemple, être « anticapitaliste » et « antimilitariste », c’est quelque chose d’important à mes yeux. Je me définis ainsi.
Et « féministe » ?
C’est différent, puisqu’il s’agit à la fois d’une critique du patriarcat et du sexisme, qui s’articulent avec tous les autres pôles de domination. À quoi s’ajoutent, au cœur du féminisme, une éthique et des expériences sociales. Au final, je ne sais pas ce que je veux faire avec tous ces « isme » ! (rires) Se définir « anti », c’est facile. Je tente de me dire que ça ne suffit pas, qu’il faut avancer. J’ai donné une conférence dans plusieurs villes d’Italie, qui s’intitulait « Sans féminisme, pas de lutte efficace contre le fascisme » : à chaque fois, je l’ai conclue en disant que je revendique mon féminisme, mais qu’on ne peut rien changer en étant seulement féministe. Ces « ismes » doivent être vus comme autant de constructions dynamiques.
En 2017, à Nice, vous avez cofondé le GRAF, le Groupe de réflexions et d’actions féministes.
« Bien sûr qu’il faut toujours viser les institutions, mais la Révolution ne suffit plus : les rapports de domination sont multiples, articulés. »
C’est un groupe autogéré, autonome et intergénérationnel ; il est intégré à un réseau transnational. Nous sommes très actives sur la question des exilées : 54 % des migrants sont des femmes, mais elles restent invisibles.
Vous semblez préférer le terme « révolutionner » à celui de « révolution ». Qu’apporte l’emploi du verbe ?
Ce sont là, justement, mes pôles anarchiste et féministe qui se rencontrent. La terminologie reflète des conceptions du monde et les changements sociaux qui y sont liés. Longtemps, le mot « révolution » a porté une vision du changement par le haut, par les structures et les institutions : prendre le pouvoir suffisait pour tout changer. Je ne parle pas seulement des révolutions socialistes et communistes. Bien sûr qu’il faut toujours viser les institutions, mais la Révolution ne suffit plus : les rapports de domination sont multiples, articulés. C’est une pieuvre ; elle a donc plusieurs tentacules — il arrive même que nous fassions partie de l’une d’entre elles… Nous nourrissons le système. Sans perspective globale, radicale, de transformation multidimensionnelle, comment concevoir une révolution ? J’aime mieux penser les manières de révolutionner tout à la fois le quotidien, les discours, nos corps, l’art, la production. Car c’est lié. Si une révolution politico-économique ne révolutionne pas notre vie de chaque jour, ce n’est pas une révolution radicale. On peut instaurer une révolution au sein d’une sphère tout en maintenant en place les autres rapports de domination — créant, parfois, la récupération, le détournement même de cette révolution.
Ça ne signifie donc pas un abandon de l’idée de « révolution » en tant que telle…
Non. Pour mobiliser les populations, il faut généralement des notions accessibles. Ce besoin de simplicité ne doit pas nous pousser à simplifier nos conceptions, or c’est ce qu’on a pu connaître par le passé. Au regard des années qu’il a fallu pour construire les rapports sociaux que nous connaissons — avec la nature ou les autres êtres vivants, par exemple —, tout ne changera pas d’un coup : il peut y avoir des accélérations en matière de transformations sociales, des « années révolutionnaires ».
Vous évoquez d’ailleurs, dans le livre L’Insolente, « l’esclavage des animaux » et avancez que la colonisation du monde animal « nourrit tous les rapports de domination ». Pourquoi la gauche tarde-t-elle encore à faire de la question animale une lutte de premier plan, alors qu’elle recoupe, précisément, l’ensemble des combats pour l’émancipation ?
Notre pensée, nos habitudes, nos perspectives et nos sentiments se sont construits autour de cette domination. Nous sommes structurés par ça. Il faut donc effectuer un travail de fond pour saisir que nos relations avec les autres êtres vivants déterminent l’ensemble de nos rapports sociaux. Nous nous estimons supérieurs et, dès lors, pensons avoir le droit de. Ce que nous ne comprenons pas, nous le nions. Nous nions les animaux — comme, autrefois, nous avions nié la folie. Toute l’histoire de la civilisation humaine est celle du massacre et de la colonisation du monde animal. Nous avons voulu contrôler tous les espaces ; nous sommes une espèce particulièrement nuisible, il faut bien le dire. Si l’abeille disparaît, l’équilibre naturel s’en verra impacté ; si l’être humain disparaît, non.
Dans ses Mémoires, Louise Michel raconte que c’est le sort que l’on réserve aux animaux qui l’a poussée à lutter contre les dominants…
Quand j’étais enfant, un petit oiseau est entré dans ma chambre, avant de revenir à plusieurs reprises puis de disparaître à tout jamais. C’est de là que vient mon conte Verte et les oiseaux. Plus tard, j’ai vu un oiseau mort, tué par la pierre d’un enfant ; j’ai d’abord cru que c’était celui qui venait me visiter. Je l’ai pris dans mes mains puis je l’ai enterré, après lui avoir promis de ne jamais manger aucun oiseau dans ma vie. Une promesse que j’ai tenue. Depuis, je n’ai jamais cessé de regarder les oiseaux. En Turquie, on tue les moutons et les chèvres, on leur coupe la tête ; ça aussi, ça m’a beaucoup marquée.
Vous estimez que nous sommes, militants de l’émancipation, aujourd’hui « plus forts » que dans les années 1970. Il existe pourtant une certaine nostalgie de cette période, perçue comme l’apogée de l’engagement… Non ?
« Toute l’histoire de la civilisation humaine est celle du massacre et de la colonisation du monde animal. »
Nous vivons dans l’ère du capitalisme mondialisé. Devenir acteurs de la lutte, dit-on souvent, est plus difficile qu’autrefois : nous serions réduits à n’être que des spectateurs. Nous nous sentirions minuscules face au système. Pourtant, notre époque est davantage révolutionnaire ! Les théories et les pratiques qui se sont déployées dans les années 1970 ont, depuis, fait leur chemin. Elles se sont confrontées au réel, ont mûri, ont porté leurs fruits. Notre pensée s’en voit plus avancée. Nous ne vivons plus pris entre deux blocs, l’Est et l’Ouest ; les expériences socialistes étatiques nous ont appris à transformer plus radicalement, c’est-à-dire globalement, les choses. Si nous questionnons depuis un certain temps déjà les rapports de classe, de race et de sexe, nous disposons aujourd’hui d’une littérature plus riche encore : la mobilité des expériences, des idées et des concepts est allée en grandissant. Les transformations par le bas se font plus nombreuses. Au sein de la jeunesse, des groupes fondent des lieux de vie collectifs. Ils ne sont pas très visibles mais ils sont comme des fourmis, toujours plus nombreuses. Internet est un moyen de contrôle autant que d’échanges pour celles et ceux en recherche d’un autre monde. Je ne dis pas que nous allons gagner, bien sûr, j’évoque seulement les potentialités de notre époque…
« Comment sortir du capitalisme sans se marginaliser ? », avez-vous demandé un jour. Ces fourmis, ces îlots, ces oasis autogérées, appelons-les comme on veut, ne sont-ils pas condamnés aux marges, justement ?
C’est un danger. Et une partie de ces mouvements se marginalise. Mais il y a, dans le même temps, des connexions entre ces expériences de lutte ; en Europe, les convergences sont autrement plus effectives qu’il y a dix ans. Chez nous, en Turquie, les groupes en lutte, fussent-ils en conflit, ont toujours convergé bien davantage qu’en France : ils se rencontrent, ils se transforment les uns les autres. Lors de mes premiers séjours en Europe, j’ai été étonnée par ça. Je ne le dis plus aujourd’hui : désormais, les interactions s’imposent. On apprend à combattre ensemble. À la longue, ça densifie les réseaux, ça les étend. On peut parler d’une véritable contre-culture, en France et dans toute l’Europe. C’est un espoir à mes yeux. Les élites économiques et politiques ne parviennent pas à contrôler ces espaces toujours plus autonomes. Le journal alternatif Silence, auquel je participe, refuse les circuits classiques de distribution : il existe depuis les années 1970 et compte, de nos jours, environ 7 000 abonnés. C’est un petit exemple de combativité au long cours, de travail de fourmi, ceci grâce à ces réseaux entremêlés — sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, vous en trouverez des exemplaires !
Une large part de la gauche radicale a renoncé à l’idée, pourtant historique, de s’emparer de l’appareil d’État pour rendre possible l’émancipation sociale et politique. Pensez-vous qu’il soit possible d’imaginer une combinaison entre « bas » et « haut », c’est-à-dire de changer les choses ici et maintenant tout en s’emparant de l’État ?
En Turquie, le HDP, kurde à l’origine, s’engage également pour les luttes LGBT et s’avance aux côtés de la gauche radicale. Malgré la répression, ce parti coalise tous les mouvements sociaux — il a pu obtenir 13 % des suffrages aux élections législatives de 2015 et ainsi entrer à la Grande Assemblée nationale. Le HDP n’a jamais prétendu centraliser l’ensemble des revendications ; il estime simplement qu’avoir des députés est un apport, et qu’on peut tenter de faire avancer les choses par le haut. C’est une relation dialectique. Tant que nous n’exagérons pas le rôle et le poids des partis et des urnes, tant qu’on ne centralise pas, je crois qu’on peut essayer tous les moyens à notre disposition. Dans mon enfance, la prise du pouvoir par les armes, à des fins socialistes, était présentée comme légitime. La lutte armée a mobilisé beaucoup de militants, en Turquie. Parfois, ils se sont entretués. Nous pensions alors que la révolution, c’était une affaire de deux ou trois jours ! Dans les années 1980, la gauche anticapitaliste a été défaite par un coup d’État militaire ; les militants ont dû remettre en question leurs conceptions : c’est ainsi que sont apparus les mouvements libertaires, féministes, LGBT. Le mouvement socialiste kurde, qui fonctionnait sur ce répertoire armé, a également été influencé par ces changements. Quand la violence se structure, dans notre camp, la liberté se raréfie. On peut toujours dire que l’usage des armes est provisoire, mais insistons alors sur le fait que leurs effets secondaires seront plus importants que leurs premiers apports…
En France, l’essor des mouvements insurrectionnalistes et autonomistes — on pourrait également parler des gilets jaunes — a remis la question de la violence sur le devant de la scène. Comment critiquer la violence sans épouser le discours du pouvoir ?
(Elle marque un long silence) N’ayons pas peur de remettre en question l’intégralité de nos actions : nous en sortirons renforcés. D’abord penser aux dominants nous empêche d’approfondir nos réflexions. N’accusons pas, réfléchissons. Quand j’ai réfléchi à la question arménienne, j’ai critiqué en public ma propre position, celle de la gauche universaliste ; pourtant, à la même époque, la gauche était très critiquée. Ce n’était pas une raison suffisante pour taire mes interrogations. Les opprimés utilisent toutes les méthodes possibles : discutons-en. Il ne s’agit pas, comme l’exige le discours dominant, d’être « pour » ou « contre », mais d’avoir le courage de réfléchir à haute voix et d’objectiver nos propres questionnements. De dire que nous avons agi ainsi, oui, mais que ça pourrait être autrement. Que nous pouvons nous montrer plus créatifs. Discuter de tout nous renforcera. En Turquie, on ne dit pas « non-violent » mais « anti-violent » : ça ne dit pas exactement la même chose. D’ailleurs, dans Violence et civilité, le philosophe Étienne Balibar distingue trois usages politiques de la violence : la « contre-violence », la « non violence » et l’« anti-violence ». Se dire « non-violent » sans lutter contre toutes les dominations, ça ne sert pas à grand-chose. Je préfère dire que je lutte contre la violence. Comment changer le monde si l’on institutionnalise la culture de la violence ?
Vous avez mentionné Bookchin. Vous avez préfacé sa biographie, signée Janet Biehl, ainsi qu’un autre livre qui lui est en partie consacré, de Floréal Romero. De quelle façon sa pensée vous imprègne-t-elle ?
« Bookchin est une source d’influence concrète — notamment sur la question de l’organisation sociale, du communalisme, de la technologie. »
Bookchin a été traduit en turc une décennie avant de l’être en français (il faut dire que la France a eu tendance à se prendre pour le centre du monde, intellectuellement !). Ce sont d’abord les anarchistes anti-violents et pro-féministes qui ont amené sa pensée en Turquie. bell hooks y a également été traduite à la fin des années 1980. C’était une période riche en influences. Bookchin a compté pour moi car je prenais à cette époque la mesure de mon identité dominante — vis-à-vis des Kurdes et des Arméniens — et je réfléchissais aux questions féministes. Comment penser et vivre tout ceci en même temps ? On voulait sortir toutes les choses laides de nos maisons, interroger nos angles morts, changer de lunettes… Je n’ai jamais été « bookchiniste » mais son travail participait de ce bouillonnement, il nous a nourris. Bookchin est une source d’influence concrète — notamment sur la question de l’organisation sociale, du communalisme, de la technologie. Même si, depuis la lecture de la biographie de Biehl, justement, je prends mes distances avec sa relation, dans sa vie privée, au féminisme.
Le leader du PKK, Abdullah Öcalan, a lui aussi été influencé par Bookchin…
C’est là l’une des conséquences de la convergence des luttes en Turquie. Öcalan l’a lu en prison. Comme il a lu des féministes. C’est un homme intelligent, capable de revenir sur ses propres idées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le PKK a pu continuer d’exister sur la durée, alors qu’il est né dans les années 1970. Les Kurdes ont remis en question leurs conceptions du socialisme et, à mesure que le féminisme se développait en Turquie, ils ont intégré ces réflexions. Désormais, ils se réclament de l’écologie sociale, ils ont rompu avec l’idée d’État-nation. Le PKK est devenu un mouvement populaire ; il lui a fallu se montrer plus démocratique, au contact du grand nombre.
Dans la revueSilence, vous mettez en garde contre la mythification du Rojava. À quel titre ?
Quand vous êtes en situation de guerre, quand vous devez faire des alliances stratégiques avec des États, vous ne pouvez pas développer l’écologie sociale. Les cadres lisent, la population est instruite. Il faut faire attention au fait que des principes libertaires ne se répandent pas au moyen de mécanismes totalitaires. Car comment faire autrement, en temps de guerre ? Si on veut que l’expérience du Rojava continue, alors il faut lutter pour la paix au Moyen-Orient. Par la force des choses, l’armée est l’institution la plus importante de leur révolution : quand la culture se militarise, cela se répercute. En Turquie, le capitalisme s’est appuyé sur l’armée. L’armée a profondément marqué l’imaginaire de la gauche — ma mère croit même qu’elle a émancipé les femmes… Les Kurdes ont pris ce chemin, celui de la guerre : je le respecte, je suis solidaire, mais ils ne pourront pas approfondir ce qu’ils ont créé sans la paix.
Vous estimez que le PKK demeure, malgré ses évolutions et l’image que la gauche radicale occidentale peut parfois en avoir, une organisation qui n’est pas féministe. Pourquoi ?
Je soutiens leur cause, surtout face à la répression meurtrière que les militants kurdes subissent. Mais, comme je vous le disais, il faut aller au-delà du seul soutien. Le PKK a bâti des espaces d’une grande importance pour les femmes ; en matière d’égalité, il est allé bien plus loin que la gauche turque. Mais toutes les luttes féministes internes au PKK n’ont pas abouti, et la direction en a récupéré certaines. Öcalan affirme que la femme qui lutte gagne en beauté, et qu’elle mérite alors d’être aimée. Dans les années 1990, il a également comparé les militantes kamikazes ou celles qui se sont immolées à des « déesses ». Ce culte de la mort est problématique. J’y reviens : dans une logique militaire, le féminisme peut difficilement s’épanouir. D’autant que le PKK, qui demeure une organisation hiérarchique, donne des « missions » aux femmes, lesquelles peuvent aboutir à un certain essentialisme — les femmes posséderaient une essence, elles incarneraient la paix et la nature… Je discute volontiers de tout ceci avec les femmes kurdes. Par contre, lorsque je vois des Européens ériger le PKK et le Rojava en symboles du féminisme ou de l’écologie sociale, j’ai davantage de mal. Il n’y a jamais de noir ou de blanc.
Un soutien critique, en somme…
« Si on veut que l’expérience du Rojava continue, alors il faut lutter pour la paix au Moyen-Orient. »
Il faut prendre du recul tout en tissant des liens avec les révolutionnaires kurdes. Sans regard critique, on finira par être déçus et, au final, rompre tous les liens — ce qui n’est pas une solution…
Vous évoquiez l’un de vos contes,Verte et les oiseaux, tout à l’heure : vous en avez écrit plusieurs…
Tous ne sont pas encore traduits. J’adore conter et j’ignore à quel âge se termine l’enfance. Cette habitude m’est restée : je contais partout, pour les enfants comme pour les adultes. Avec les contes, tu te dis que l’impossible est possible. Quelque part, ça protège mon âme. Mon père, dans ma jeunesse, m’en racontait ; quand il a été emprisonné, j’ai dû prendre le relai au sein de ma famille. Puis, dans la rue, j’ai tissé des liens en contant. Ça m’était spontané — je ne le pensais pas comme un à‑côté. Je ne raisonne pas en termes de champ, je n’ai d’ailleurs jamais voulu être sociologue : j’ai voulu apprendre la sociologie. Je n’ai jamais souhaité devenir quelque chose. Être universitaire, chercheuse, militante, littéraire, je n’ai jamais voulu cloisonner — mais c’est plus difficile en France. Les contes me donnent de la force ; j’essaie de rechercher leur magie dans la vie. Quand on parle de mes romans, d’ailleurs, on dit qu’il y a du conte en eux.
Votre dernier roman n’a pas encore été traduit en français1.
Il m’a transformée, ça a été une expérience profonde. L’édition française attend de moi des livres sur la nostalgie et l’exil, mais, à force de séjours en Italie et en Suisse, j’ai commencé à éprouver, plus que la notion d’exilée, celle de nomade. Ce roman est né de ce sentiment ; il est ancré à Nice. C’est une ville particulière, la cinquième plus grande du pays : il y existe des expériences invisibles de l’extérieur. 40 % des habitants n’ont pas le droit de vote. Je suis tombée amoureuse de cette ville de passages, de rencontres. C’est un roman bâtard.
De quelle manière vos livres sont-ils reçus en Turquie, justement ?
C’est un point intéressant. Comme bon nombre de pays, on peut difficilement classer la Turquie en un seul mot : « démocratique », « totalitaire », « autoritaire »… C’est un régime complexe, qui compte des politiques différentes en fonction de chaque intellectuel critique. Le pouvoir a choisi de criminaliser ma personne, mais pas mes livres. Il n’y touche pas. Mon procès court depuis plus de vingt ans et, malgré le dernier acquittement, j’ignore encore leur décision définitive : c’est la raison pour laquelle je ne peux pas me rendre en Turquie. J’ai douze livres parus là-bas, qu’on peut acheter, mais ils parlent en même temps de m’envoyer en prison à perpétuité. J’ai critiqué le service militaire turc dans un de ces ouvrages, or il existe une loi qui l’interdit explicitement. Ayant plusieurs cordes à mon arc, je crois que le régime ne savait plus par où m’atteindre. Comme mes livres continuent de vivre, comme je peux encore tisser des liens à travers les mots et la création, ils n’ont pas vraiment réussi à me chasser…
1Il l’a été, depuis la réalisation de cet entretien : Azucena ou Les fourmis zinzines.
Texte paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (décembre 2020)
Photographie de bannière : Istanbul, Stéphane Burlot
Photographie de vignette : Philippe Matsas
https://www.revue-ballast.fr/pinar-selek-comment-concevoir-une-revolution/