Pinar Selek, otage d’une parodie de justice

Victime d’un procès absurde, la sociologue turque sera à nouveau jugée ce vendredi, pour un attentat qui n’a jamais eu lieu.

Elle affiche un sourire contagieux, à la fois rebelle et joyeux. « Les pouvoirs ont besoin de corps tristes, disait Gilles Deleuze. Alors, moi, je résiste et je rigole » , insiste Pinar Selek, dès qu’on l’interroge sur l’acharnement judiciaire dont elle fait l’objet en Turquie depuis vingt-cinq ans – la moitié de sa vie ! Accusée de « terrorisme » , jugée et acquittée à quatre reprises, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, la sociologue et écrivain réfugiée à Paris depuis 2011 n’est pourtant pas au bout de ses peines : ce vendredi 31 mars aura lieu à Istanbul son cinquième procès, à l’issue duquel elle risque la prison à perpétuité. « Elle paie le prix d’une chasse aux sorcières orchestrée par le pouvoir turc » , s’indigne Antoine Spire, président du Pen Club français, lors d’une conférence de soutien organisée mercredi 29 mars au siège parisien de la prestigieuse association. Ce jour-là, quelques heures avant de recevoir la médaille Vermeil décernée par la mairie de Paris, Pinar Selek est entourée d’une partie de ses « solidaires » , comme elle les appelle joliment : le philosophe Étienne Balibar, la poétesse Cécile Oumhani ou encore le géopolitologue Gérard Chaliand. Une centaine d’autres, parmi lesquels des écrivains, universitaires, députés, ont déjà mis le cap sur Istanbul pour assister à cette « farce judiciaire » sans fin qui ressurgit, coïncidence ou calcul stratégique, à moins d’un mois et demi d’un scrutin législatif et présidentiel où Erdogan semble prêt à tout pour ne pas perdre son trône.

Fuite d’une bouteille de gaz

Son « crime » ? Avoir mené des recherches sur le mouvement kurde. Quand elle est arrêtée en 1998 à Istanbul, ses interrogateurs n’ont qu’une obsession en tête : obtenir les noms de ses contacts au sein de la minorité brimée. « Si je révélais leur identité, ils me promettaient de me libérer. J’ai résisté » , raconte-t-elle. Le couperet tombe rapidement : torturée en prison – « au point de ne plus pouvoir bouger pendant des mois » -, elle apprend au bout de 60 jours de détention qu’on l’accuse d’avoir perpétré un attentat. On lui fait porter la responsabilité, avec des membres de la guérilla kurde du PKK, classée « terroriste » par les autorités, d’une explosion sur le marché aux épices d’Istanbul qui a fait 7 morts et 121 blessés. Le dossier est monté de toutes pièces : les experts finiront par conclure qu’il s’agissait d’un accident dû à une fuite dans une bouteille de gaz. Mais les autorités s’acharnent : après deux ans et demi derrière les barreaux, Pinar Selek est acquittée puis rejugée à trois reprises. « C’est un procès kafkaïen pour criminaliser la chercheuse et militante féministe et antimilitariste que je suis » , déplore-t-elle. En 2008, elle quitte définitivement la Turquie, d’abord pour l’Allemagne, puis pour Strasbourg, Lyon, et Nice, où elle enseigne aujourd’hui à l’université.

L’épreuve a chamboulé sa vie et celle de sa famille. Fragilisée, sa mère est morte d’une crise cardiaque. Sa soeur, mathématicienne, a tout abandonné pour faire des études de droit et devenir avocate afin de la défendre. Ce vendredi, cette dernière sera aux côtés de leur père, infatigable magistrat de 93 ans, pour représenter Pinar dans l’enceinte de l’immense et glacial palais de justice de Caglayan, à Istanbul – ce même père qui connut la prison, pendant cinq ans, après le coup d’État de 1980. « Dès le plus jeune âge, j’ai grandi avec cet esprit de résistance. Ma mère tenait une pharmacie. Mais c’était aussi un lieu de rencontre, où venaient de nombreux Arméniens, où l’on débattait sur tous les sujets. À la maison, il y avait toujours plein d’amis de passage. On faisait face à mille et un problèmes, mais on était heureux » , se souvient la pétillante sociologue aux boucles brunes. Le goût des autres, aussi différents soient-ils, ne l’a jamais quittée : populations marginalisées, minorités réprimées, femmes maltraitées. Étudiante, elle travaille auprès des enfants des rues, apporte son aide aux prostituées en danger, s’engage pour la cause des Kurdes et des LGBT. Elle milite également pour la reconnaissance du génocide arménien.

Grignotage des libertés

Quand l’AKP d’Erdogan arrive au pouvoir, en 2003, le pays donne quelques signes d’ouverture, encouragés par le processus d’adhésion à l’Europe. Mais la société civile va vite déchanter. Activistes, journalistes, opposants, universitaires sont ciblés dès qu’ils osent critiquer l’islamo-nationalisme en marche et le grignotage progressif des libertés. « Le système judiciaire est devenu un moyen de détruire les individus. Dans la Turquie d’aujourd’hui, comme dans celle des années 1990, défendre la liberté de pensée est forcément une trahison » , dénonce la romancière Asli Erdogan, réfugiée en Allemagne, dans une lettre de soutien à Pinar Selek. La sociologue turque opine du chef : « Mon procès reflète la continuité du système autoritaire et répressif en Turquie puisqu’il a commencé avant le gouvernement actuel . » À quelques semaines des élections, sa nouvelle convocation in absentia n’a, selon elle, rien d’un hasard : « Mon procès est un paragraphe dans la stratégie du chaos et de la tension à l’approche du scrutin. Souvenez-vous de cette fusillade contre des Kurdes à Paris, fin décembre, puis cet obscur attentat sur l’avenue Istiklal d’Istanbul en janvier. Le pouvoir d’Erdogan est rodé à ce genre d’exercice. Je crains qu’on n’assiste à d’autres incidents en amont du vote du 14 mai : attentats, accusations, criminalisations. »

Si l’exil est une déchirure, Pinar Selek ne se lamente jamais. « Je ne suis qu’un tout petit point dans le grand tableau » , insiste celle qui se définit comme « nomade » plutôt qu’ « exilée » . « Avec le temps, j’ai construit mes repères. Aujourd’hui, je suis fière de dire que j’ai plusieurs maisons : ma maison d’édition, l’université, les associations féministes, le Pen Club, la Ligue des droits de l’homme… » C’est d’ailleurs au siège de cette fédération qu’elle va, ce vendredi 31 mars, suivre son procès à distance, au gré des messages transmis par ses « solidaires » qui ont fait le déplacement jusqu’à Istanbul. Inédit : une vidéoconférence est d’ores et déjà prévue à l’issue du verdict. « Je ne me fais pas d’illusion sur mon sort. Mais grâce à tous ces soutiens, je continue à croire aux miracles. Le but de la Turquie était de me marginaliser. Ils n’y sont pas parvenus ! »

Delphine Minoui

https://www.lefigaro.fr/international/pinar-selek-otage-d-une-parodie-de-justice-20230330





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