Pour une mémoire arménienne turque

2015 sera l’année du centenaire du génocide arménien. De son exil en France, la sociologue turque Pinar Selek interroge le déni qui continue de peser dans son pays sur ce qui fut, admettent les historiens, le premier projet d’extermination d’un peuple au XXe siècle.

Il n’est pas question en Turquie de reconnaître le génocide arménien perpétré à l’époque de l’Empire ottoman. Pas à ce jour. Pour avoir admis l’existence d’un projet d’extermination physique, intentionnel et programmé des Arméniens, d’avril 1915 à juillet 1916, l’écrivain Orhan Pamuk a été cité en justice en 2005. Les poursuites ont été abandonnées ensuite contre le futur prix Nobel de littérature (2006).

Le journaliste arménien et turc Hrant Dink, directeur de l’hebdomadaire Agos, pris dans une controverse identique, a payé de sa vie son engagement. Il a été abattu par un jeune nationaliste, en janvier 2007 à Istanbul.

Pinar Selek était proche de Hrant Dink. Et ce meurtre n’est sans doute pas étranger à l’exil de la sociologue. La haine qui avait eu raison d’un militant du « vivre ensemble » pouvait se retourner contre elle. Plus imprévisible encore que le harcèlement judiciaire dont elle est la cible depuis 1998. Et qui dure encore : Pinar Selek a été jugée trois fois, accusée d’être impliquée dans un attentat. Elle a été acquittée trois fois, puis rejugée et condamnée en janvier 2014. Ce verdict a été cassé ; rejugée en décembre dernier, elle a été acquittée une quatrième fois. Rien n’y fait. L’appareil d’État turc ne veut lui laisser aucun répit et a saisi la Cour suprême.

De son exil français – à Strasbourg d’abord, à Lyon aujourd’hui- Pinar Selek continue d’explorer l’âme turque. Elle aime son pays, sa ville lui manque, tout comme les quartiers d’Istanbul où elle a vécu.

La question arménienne est au cœur de ses interrogations, alors qu’approche le centenaire du génocide. Elle affleurait dans son roman ( La Maison du Bosphore , 2013). Elle est le sujet d’un petit livre qui paraît ces jours-ci, intitulé Parce qu’ils sont arméniens..

Au moment des événements, les diplomates occidentaux avaient tiré la sonnette d’alarme. Aujourd’hui encore, la reconnaissance du génocide accompagne les discussions sur les liens actuels ou à venir entre la Turquie et l’Europe.

Mais le débat que lance Pinar Selek ne porte pas sur des enjeux diplomatiques. Elle interroge la mémoire turque, telle qu’elle s’est construite pendant le dernier siècle, figée par un nationalisme intransigeant et exclusif. Cette célébration de l’identité turque dès l’école obère la construction d’une histoire commune et partagée. La mémoire tronquée s’est installée jusque dans les rangs de l’opposition, parmi les proches de Pinar Selek. L’effacement ou l’exil : c’est le sort de la communauté arménienne turque rescapée.

Dans ce petit livre, Pinar Selek se dévoile un peu, parle de sa détention de juillet 1998 à décembre 2000, des tortures qu’elle a subies. Elle évoque les lettres que lui adressait un anonyme et qui l’ont aidée à garder espoir. Elle découvrira à sa libération qu’il s’agissait d’un sacristain arménien.

Elle a écrit son livre comme on paie une dette. Avec l’espoir qu’il contribuera à ouvrir la porte de la mémoire aux Arméniens de Turquie. « Il existe une Turquie immuable, et une autre que nous transformons et qui nous transforme. La première est celle qui m’a chassée. La seconde est celle qui m’attend à l’embarcadère… ».

Christian Bach

http://www.dna.fr/edition-de-strasbourg/2015/02/07/pour-une-memoire-armenienne-turque





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