Toutes les peines de l’exil

A travers quatre portraits et autant de destins, la sociologue turque Pinar Selek, réfugiée à Strasbourg, raconte deux quartiers d’Istanbul et fait l’inventaire de toutes les peines de l’exil.Quand donc Pinar Selek pourra-t-elle retrouver sa ville natale, les quartiers qui l’ont vu grandir ? Se recueillir sur la tombe de sa mère ? Quand donc pourra-t-elle revenir à Istanbul, comme le font ses héros après avoir pris le chemin de l’exil ? Quand donc pourra-t-elle franchir le seuil de la « Maison du Bosphore » ?

Salih le menuisier enchaîné à son quartier, Hasan le musicien aux semelles de vent, la quête de Sema et le choix d’Elif d’entrer en clandestinité : Pinar Selek a construit son roman autour de quatre jeunes et autant de destins. Quatre vies pétries dans le creuset d’Istanbul, ville trait d’union entre l’Orient et l’Occident, où Turcs, Grecs et Arméniens se côtoient et partagent le même quotidien.

Quatre vies pétries dans le creuset d’Istanbul, ville trait d’union entre l’Orient et l’Occident.

Ou plutôt se côtoyaient… Le roman de Pinar Selek démarre au moment du coup d’État militaire de septembre 1980. Une chape de plomb tombe sur Istanbul, mais l’on sait bien que les liens ont commencé à se défaire bien avant. Les Turcs parlaient un peu moins déjà aux Grecs. La cohabitation était restée délicate avec les Arméniens dans le pays du génocide. Les Kurdes ne trouvaient plus leur place, ni à l’ouest et encore moins à l’est de la grande Turquie. La tension était grande entre rivaux politiques.

Les quatre jeunes héros de Pinar Selek ne sont pas livrés à eux-mêmes ! Il y a la tutelle bienveillante de l’Arménien Artin en quête d’un héritier ; les conseils de Djemal, pharmacien humaniste revenu des geôles de l’État turc. Mais rien n’y fait, il manque quelqu’un, quelque chose rendant l’héritage possible…

Et pourtant, dans le roman de Pinar Selek, tous les aînés consacrent leur énergie à sauver cette concorde, à l’ombre des maisons de Bostanci, sur la rive asiatique, et de Yedikule sur la rive européenne. Ils n’abdiquent pas.

Faut-il s’étonner que débarquent dans la fiction écrite par la sociologue ceux qui ont accompagné son enfance à d’Istanbul ou ont été pour elle les sujets de ses premières recherches ? Un enfant des rues (Le Singe), une prostituée (Handé), des rebelles Kurdes. La pharmacie de Djemal est à l’image de celle de la mère de Pinar Selek. On venait y prendre des médicaments… et des conseils probablement aussi, auprès de l’avocat et père de l’auteur.

Quelle violence que d’avoir chassé cette femme de son pays, de sa ville, à coup de procès

Le monde de Pinar Selek est le sédiment sur lequel repose chaque page du roman. Il y a là une forte, une très forte peine et une grande nostalgie qui s’expriment à travers une écriture simple et chaleureuse. Celle d’une conteuse.

Quelle violence que d’avoir chassé cette femme de son pays, de sa ville, à coup de procès et pour finir par une condamnation à la réclusion à perpétuité prononcée en janvier 2013. Pour une explosion meurtrière survenue en juillet 1998, qualifiée d’attentat, dans lequel Pinar Selek est accusée d’avoir trempé, mais dont plusieurs experts affirment qu’il s’agit d’un accident dû à une fuite de gaz.

Pinar Selek a trop souffert de cette interminable bataille judiciaire ponctuée de trois acquittements pour les mêmes faits, en 2006, 2008 et 2011, avant une première condamnation -au quatrième procès !- fruit de l’acharnement de l’État turc.

« La maison du Bosphore », édité en 2011 en Turquie deux ans après l’exil, aujourd’hui traduit en français, dit cette volonté de s’extirper d’un mauvais scénario. Un appel : « rendez-moi mon pays, ma ville, mon quartier ».

Christian Bach

http://www.dna.fr/edition-de-strasbourg/2013/04/06/toutes-les-peines-de-l-exil





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